Une affaire de peuple
Football et rugby ne font pas bon ménage, dit-on. Mieux : les supporters de foot seraient de sombres tarés incultes, pendant que les rugbymen se comporteraient en parfaits gentlemen à l'éducation raffinée. Alors que la coupe du monde de rugby bat son plein, que les Bleus de Bernard Laporte disputent ce soir une rencontre fatidique contre l'Irlande, et que sort 'Fin de l'histoire', son dernier roman édité chez Verticales, François Bégaudeau met les choses aux poings.
C’est une famille moyenne des années 70, une famille de gauche. Enseigne l’histoire-géo, écoute Jean Ferrat et France Inter, regarde le Grand Echiquier, compare les prix chez Leclerc, croit en la science, fait tous les deux ans un périple culturel en camping, trouve les Américains vulgaires, pense qu’Israël fait subir aux Palestiniens ce que les Juifs ont subi des Allemands, ne rechigne pas au contraire à payer des impôts, achète son vin en cave. Et adore le rugby.
Les jours de test-match, on ne craint de se lever à cinq heures du matin pour voir les Bleus se faire piétiner par les All Blacks. Les samedis de Tournoi des cinq nations, il y a dès midi une ambiance d’armée en attente du combat. On n’en parle pas mais on ne pense qu’à ça, le match. À 14 h 45, rituel immuable, on rapproche les fauteuils de l’écran. Pour mieux voir, disent les parents. Je suis assez dubitatif quant à l’efficacité de ce zoom artisanal, mais peu importe, on se pardonne tout, on discute pas, jour de rugby c’est jour de fête.
Les jours de foot, beaucoup moins. Si on ne regarde pas autre chose, c’est juste parce que le petit dernier ferait une crise. Sans conviction, donc, on se dispose mollement devant un France-Belgique amical, mais dès la mi-temps je suis seul dans le salon. Evidemment, une finale de championnat d’Europe des Nations avec la France, tout le monde veille plus longtemps. Mais même là le cœur n’y est qu’à moitié. Aucun investissement affectif. Tout dépensé du côté du Quinze.
Pourquoi ce deux poids deux mesures, dans une maison où pourtant on ne transige pas sur l’égalité ? C’est la question, surtout que ladite maison n’est plantée ni à Pau, ni à Toulouse, ni à Narbonne, mais en plein cœur d’une grande ville de l’Ouest où le foot est roi. Ses occupants seraient-ils britannophiles ? Non plus. Disons même que tout ce qui sent la cup of tea n’y est pas en odeur de sainteté. Très commune en cela, ma famille de gauche prise un sport inventé par et pour les Anglais, dirigé et régulé par les anglissimes membres du Board – et déteste l’Angleterre, taxée d’arrogance, de perfidie, de fair-play mon œil, de fighting spirit ça reste à prouver.
Plus pertinente est la piste de l’amateurisme. Cela paraîtra fou aux jeunes gens grandis dans les années 90, mais il fut un temps où les sportifs ne gagnaient pas d’argent. Ainsi, on pouvait voir le boucher Albert enfiler le dimanche une tenue moulante pour réaliser des prouesses aux anneaux, au cheval d’arçon, et parfois à la poutre, quand les copains du boulot n’étaient pas là pour se foutre de lui. Puis vint un temps où certains sports vendirent leur âme au veau d’or, imposant une cohabitation déloyale à ceux pour qui l’essentiel demeurait la participation, comme avait dit un baron juste avant d’adopter le nom d’un stade. Dans les années 70-80, on en est là. Le foot est déjà pro depuis un certain temps, le rugby pas encore – je me souviens de Gallion, demi de mêlée dentiste. Pour ma famille de gauche, le clivage est décisif. Bon, on sait bien que les primes et autres versements occultes instituent de facto le professionnalisme dans les clubs dominateurs. On sait bien, mais on préfère s’arrêter à l’idée que là au moins les joueurs ne sont pas suspects de se battre pour le fric. Ils suent pour le collectif, le maillot, et l’honneur de leur terre, valeurs para fascistes à la réflexion, mais qui en miroir du repoussoir absolu qu’est l’argent, sont unanimement frappé d’un coefficient positif. Le rugby, sport sans profit que la satisfaction du travail bien fait et du devoir accompli – et quelle plus noble rémunération ?
Ce détour par la découpe aujourd’hui caduque amateur/pro permet d’en venir au pépin de la pomme de discorde, qui est une certaine conception du peuple. A moins de viser la suprématie mondiale en matière de mauvaise foi, le fan de rugby ne niera pas que le foot soit un sport populaire. La division n’intervient donc pas entre sport d’élite et sport populaire, mais s’appuie sur le sens qu’on épingle à ce dernier terme. Le peuple tel qu’il s’incarne dans le joueur de rugby est celui fantasmé ou remâché (on ne sait plus bien si la gauche contemporaine est progressiste ou mélancolique) par les films de Guédiguian. Désintéressé, on l’a dit, partie dévouée au tout, dur à la tâche, humble comme un bernard- l’hermite. Quand le joueur de rugby marque un essai, il se relève sobrement, puis, tout aussi sobrement salué par deux ou trois, pas plus, de ses coéquipiers, il regagne son poste tête baissée, habité par la digne conviction que les cinq points sont d’abord redevables aux huit malabars qui ont poussé en mêlée, puis aux quatre qui par passes l’ont acheminé vers lui, ailier.
Alors que les joueurs de foot, faut voir ça. Après un but, des courses de trente mètres avec des grimaces d’orgasme, et vas-y que j’enlève mon maillot, découvrant un logo, et vas-y qu’on se tripote à dix vautrés sur la pelouse. Aucune tenue. Et indisciplinés avec ça. Capable de vociférer voire de cracher sur l’arbitre, le footballeur est comme fâché avec la règle, sorte d’anarchiste épidermique dont on ne tirera rien de bon. Mauvaise graine. D’ailleurs entre les matchs, c’est cravate, portable à l’oreille et business ; salauds de fils de pauvres qui une fois parvenus deviennent des caricatures de riches. Les rugbymen, eux, jamais un mot plus haut que l’autre, nul ballon jeté à vingt mètres en touche pour gagner du temps. Il faut les voir, grands échalas, écouter l’air contrit le sermon d’un arbitre qu’ils pourraient écraser entre deux doigts. Sport de voyou, on l’admet – en un rictus équivoque, songeant non sans fascination aux fourchettes et autres coups de pute permis dans cette zone de non-droit qu’est la mêlée fermée –, mais, selon le cliché consacré, pratiqué par des gentlemen.
Etonnant, quand on y pense : le prolétaire idéal est incarné au stade par le sportif le plus bourgeoisement correct. Quand on demande au rugbyphile de gauche ce qu’il pense du fait que les universités chics du Royaume-Uni continuent de fournir l’essentiel de la main-d’œuvre d’un sport par ailleurs fort estimé chez les serre-tête et velours côtelé, il ne fait pas le malin. Il balbutie deux ou trois pseudo arguments, puis parle du Sud-Ouest, du Midi, de l’Ovalie qui sent la terre et le cassoulet, ça au moins c’est du prolo, tu pourras pas dire le contraire. Si, je dirai le contraire. Parce que cassoulet ou pas, au bout du compte le phrasé mature et universitaire de Pelous, ça présente mieux que les ânonnements analphabètes de Papin. Des deux, c’est évidemment le premier qu’on prendrait comme gendre. Celui qui ne sent pas le peuple.
Analogiquement, le public de rugby figure, par anticipation ou nostalgie – on ne sait plus bien si la gauche contemporaine est progressiste ou mélancolique – la communauté nationale idéale. Zéro violence, coloré façon carnaval et non façon uniforme, fanfare dominicale plutôt que slogans martiaux. Ne siffle pas le buteur adverse en pleine concentration, ou alors si, mais il en est réprimandé par Salviac, quand Roland aurait redoublé les sifflets d’une insulte à l’arbitre thaïlandais, demandant à la cantonade si le foot existe en Thaïlande. Quoi qu’il arrive, ces sifflets sont bon enfant. Le supporter de rugby est un bon enfant, une bonne pousse dont on fait les bons citoyens. S’il n’y avait que des gens comme lui, le communisme aurait marché. Le problème, c’est que la foule déborde très largement ce cadre strict. Qu’elle est pleine de petits voyous, de petites frappes, de petits cons, et que ceux-là ils vont voir les matchs de foot.
Les dissertations d’avant-guerre invitaient à distinguer entre Corneille qui « peint les hommes tels qu’ils devraient être » , et Racine qui « peint les hommes tels qu’ils sont » . Quand le rugby montre le peuple tel qu’il devrait être, le foot le montre tel qu’il est. C’est sa grandeur paradoxale d’accueillir le monde entier en son enceinte, paradoxale parce que le signifiant monde en abrite d’autres aussi peu reluisants que racisme, violence, chômage, papiers gras laissés dans les gradins, etc. Repensons à cette blague de Timsit qui, visant l’élégance, renonce à conclure une lettre d’amour par « je t’embrasse partout » parce que, dit-il, « dans partout il y a trou du cul » . Eh bien, contre l’hygiénisme rampant du rugby, contre ses foules épurées de vice, il faut, sachant bien ce que cela implique, embrasser le football partout.
François Bégaudeau
Texte paru dans So Foot n°20
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