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Savin, l’encombrant franc-tireur du foot russe

Par Loïc Bessière et Raphaël Brosse
10 minutes
Savin, l’encombrant franc-tireur du foot russe

Le 18 avril dernier, le Youtubeur russe Evgueni Savin a donné un sacré coup de pied dans la fourmilière en publiant une vidéo dénonçant ouvertement la guerre en Ukraine. Cet ancien footballeur, devenu très populaire sur les réseaux sociaux et accessoirement président d’un club de D3, est un personnage haut en couleur, qui n’a jamais eu l’intention de garder sa langue dans sa poche. Et qui, aujourd’hui, paye au prix fort sa liberté de parole.

« Le 24 février, la Russie a lancé une guerre en Ukraine. Oui, je vais utiliser précisément ce mot, je ne vais pas l’appeler« opération spéciale » ou le censurer, comme beaucoup de blogueurs le font. » Dès la première minute, Evgueni Savin donne le ton de sa vidéo publiée le 18 avril dernier. Le Russe franchit directement la ligne rouge, il prononce le mot « guerre » pour définir le conflit en Ukraine. Pour diffusion d’informations mensongères, sa phrase est passible d’une lourde amende et de quinze années de prison en Russie, si la peine maximale est requise. Dans Yarmolenko. La guerre. Pourquoi les joueurs russes se taisent, Savin donne la parole aux Ukrainiens. Et pas à n’importe lesquels. Andriy Yarmolenko (West Ham) est le fil rouge de la vidéo. Inna Yarmolenko, la femme de l’ancien ailier du Dynamo Kiev, présente en Ukraine au début du conflit, y narre aussi ses souvenirs. D’autres personnalités du football ukrainien que sont Darijo Srna (directeur sportif du Shakhtar), Vitaliy Mikolenko (Everton), Andriy Voronin (ex-coach du Dynamo Moscou) et Aleksandr Aliyev (ex-international, reconverti soldat par la force des choses) répondent à ses questions, comme un athlète paralympique et une poignée de réfugiés. Ces témoignages – souvent empreints d’émotions, parfois teintés de colère -, sont entrecoupés d’extraits de journaux télévisés russes, de discours de Vladimir Poutine et d’images amateurs montrant les conséquences des bombardements. Ou comment illustrer, de manière très explicite, un décalage flagrant entre propagande édulcorée et réalité crue.

Contrairement à d’autres sites et plateformes, YouTube est toujours accessible en Russie. La vidéo en question y a été vue 1,3 million de fois en un mois. Les autorités et les médias locaux, eux, s’en seraient bien passé. Beaucoup ont soigneusement évité d’en parler, à l’exception notable de Match TV qui, dans son émission Il y a un sujet, a qualifié son auteur de « Judas de YouTube ». « C’est une propagande évidente, qui ressemble à celle effectuée principalement par les pays de l’Occident, alors que nos officiers protègent les intérêts nationaux lors d’une opération spéciale », a pesté le député Artem Turov sur la même chaîne. Mais, bon sang, qui est cet homme ayant osé faire un tel pied de nez au pouvoir russe et à sa gigantesque machine médiatique ?

Quelques promesses, mais une carrière discrète

Avant de se faire remarquer caméra à la main, Evgueni Savin brille balle au pied. L’attaquant débute en D2 russe avec le Tom Tomsk lors de la saison 2004, quelques jours avant son vingtième anniversaire, puis signe à l’Anzhi Makhatchkala. Si le Russe n’a pas le salaire de Samuel Eto’o, ses performances lui permettent de rejoindre l’élite au bout d’une saison. Transféré à l’Amkar Perm, il devient international Espoirs (trois pions en six capes). Son coéquipier Tomislav Dujmović se souvient « d’un joueur très rapide, avec une très bonne technique et une grosse frappe ». Ses qualités lui permettent de recevoir une convocation de Guus Hiddink pour s’asseoir sur le banc de la sélection russe contre l’Estonie, en mars 2007. Selon l’ancien international croate, Savin « avait le potentiel et les qualités pour aller plus haut » . Il mentionne un transfert manqué au CSKA comme point clé de la carrière du Russe. Pour quelles raisons ? Il n’en dira pas davantage…

Il sourit tout le temps, il est toujours en train de plaisanter. Il est un peu différent des autres Russes.

L’avant-centre, qui poursuivra sa carrière dans des clubs de deuxième partie de tableau, signe finalement au Krylia Sovetov en 2008. Sur les bords de la Volga, il rencontre Matthew Booth. Ce dernier le décrit comme « un neuf typique, qui pouvait tenir le ballon, assez rapide, bon dans les airs et qui pouvait prendre la profondeur. Il n’abandonnait jamais sur un terrain. » Le Croate et le Sud-Africain s’accordent sur les qualités de Savin sur le terrain. Ils s’entendent aussi sur son côté jovial en dehors. « Il était assez jeune, mais avait une personnalité excitante et s’entendait bien avec tout le monde. Il faisait tout son possible pour se mêler aux joueurs étrangers. Il avait toujours le sourire aux lèvres, je l’ai très rarement vu en colère », se remémore Matthew Booth. « Il est très ouvert, renchérit Tomislav Dujmović. Il sourit tout le temps, il est toujours en train de plaisanter. Il est un peu différent des autres Russes. En dehors du foot, il communiquait avec tout le monde, toujours prêt à aider. C’est un bon mec, quelqu’un sur qui on peut compter. » Et d’ajouter, pour étayer son propos : « Il m’a aidé quand je suis arrivé à Perm, nous communiquions avec son mauvais anglais. Il s’est ouvert à moi pour m’aider. On traînait ensemble après l’entraînement, on allait jouer au billard. »

Un Youtubeur à succès, toujours prompt à dénoncer

Savin raccroche les crampons en 2015, après une ultime pige à Tioumen. Chez lui comme auprès de ceux qui le connaissent, sa reconversion est toute trouvée : c’est dans le monde des médias que l’histoire va se poursuivre. L’un de ses amis, le journaliste Yury Dud, lui ouvre les portes de la télévision russe et plus précisément de la fameuse Match TV, une chaîne lancée en novembre 2015. L’ex-footeux y trouve très vite ses marques et impose son style, qui dénote dans un univers peinant à faire émerger de nouvelles têtes. « Jenia était très frais, il avait un style différent avec ses costumes, ses chaussures, ses chaussettes avec toutes sortes de couleurs sympas. C’était très moderne pour les téléspectateurs russes, habitués à la propagande et à voir de vieux chroniqueurs sur les plateaux, rejoue Tomislav Dujmović.En plus de cela, il communiquait bien, faisait rire et, surtout, il était intéressant. » Un tel talent ne peut toutefois pas se restreindre au cadre sclérosé de la télé d’État. A fortiori quand les réseaux sociaux, dont l’importance ne cesse de croître, offrent un terrain d’expression aux possibilités quasiment illimitées. De VKontakte (l’équivalent de Facebook en Russie) à Instagram, le natif de Belozersk est présent sur tous les fronts et joue la carte de la proximité avec ses nombreux fans. Mais c’est sur une autre plate-forme, YouTube, qu’il marque véritablement les esprits.

Sa vidéo sur la guerre en Ukraine est à son image : c’est quelqu’un de direct, qui ne peut pas rester sans parler et doit donner son opinion.

Sa chaîne, nommée KraSava en référence à l’un de ses sobriquets – que l’on pourrait traduire approximativement par « beau gosse » en français – a été ouverte en 2019. Elle recense aujourd’hui quelque 1,15 million d’abonnés. « C’est un grand Youtubeur en Russie », confirme Ekaterina Tyryshkina. La milieu de terrain évoluait à Guingamp quand elle a vu Savin débarquer dans les Côtes-d’Armor, il y a deux ans. « Il voulait consacrer sa cinquantième vidéo au foot féminin, et c’est tombé sur moi, raconte-t-elle. Le jeu pratiqué par les femmes n’est pas trop populaire en Russie. Tout le monde pense que c’est dégueulasse, qu’on n’a pas de budget, qu’on manque de vitesse et de technique. Grâce à cette vidéo, j’ai gagné un petit peu plus de respect. » Celle qui défend désormais les couleurs de Dijon assure être encore en contact avec le célèbre vidéaste, qui tire toujours des bénéfices de sa carrière balle au pied. « Il a beaucoup de potes dans le milieu et, pour lui, ce n’est pas compliqué de discuter avec des joueurs, de trouver des personnes qui acceptent d’être interviewées en vidéo », insiste Katia. Aleksandr Golovin, Denis Cheryshev, Oleksandr Zinchenko, Henrikh Mkhitaryan… tous ont joué le jeu et accueilli le Youtubeur, pour répondre en longueur à ses questions. Mais l’homme qui « est né pour faire le show », dixit Dujmović, ne fait pas que dans le clinquant et sait aussi mettre en lumière des aspects moins reluisants du football local. « Il montre les choses qui sont cachées : les problèmes de corruption, de budget, les salaires non versés, énumère Tyryshkina. Il parle de ce que les gens ne savent pas. Il dit juste la vérité et n’a aucun intérêt particulier dans toutes ces histoires. Sa vidéo sur la guerre en Ukraine est à son image : c’est quelqu’un de direct, qui ne peut pas rester sans parler et doit donner son opinion. »

Savin tient qu’à un fil

Grand amateur de casquettes, Evgueni Savin en compte rapidement une autre à sa collection : celle de président de club. En 2021, il fonde en effet le FC Krasava, dont l’effectif est composé de joueurs n’ayant pas pu percer au niveau professionnel et qui peut compter sur l’expérimenté Youri Siomine (trois fois champion de Russie en tant que coach) comme conseiller de l’entraîneur. La joyeuse troupe hérite d’une licence en FNL-2, soit le troisième échelon national. La fameuse chaîne YouTube éponyme, elle, diffuse certains des matchs en direct et propose régulièrement des épisodes immersifs, afin de découvrir les coulisses de la vie du FCK. Il faut dire que celui-ci se veut être un « club honnête » et souhaite faire preuve d’une transparence totale vis-à-vis du public, au point de dévoiler les détails de ses comptes sur Instagram. Figure centrale et omniprésente, sur les réseaux comme dans ses vidéos, Savin donne de sa personne pour mettre son équipe en avant… et pour la maintenir à flot. Fin février, le déclenchement de la guerre en Ukraine engendre une fuite des sponsors et des capitaux. Pour éviter la banqueroute, le blogueur annonce financer le club grâce à ses fonds propres, après avoir vendu son appartement saint-pétersbourgeois. « Mon argent ne suffira que si nous nous restreignons vraiment. Il n’y aura pas de bonus, nous nous limiterons autant que possible à chaque moment »,a-t-il expliqué à RB Sport.

Vous n’avez aucune idée de ce qu’il se passe autour de moi, ma famille et mes parents. Ils veulent juste me détruire.

Ce n’est cependant pas le seul bâton à s’être glissé dans les roues du FC Krasava. Après la diffusion de la vidéo polémique de son dirigeant vedette, le club s’est vu refuser l’accès au stade de Krasnogorsk, où il disputait ses rencontres à domicile. L’enceinte est officiellement fermée pour travaux, mais l’excuse paraît peu crédible puisqu’une autre équipe et des groupes scolaires s’y entraînent fréquemment. Depuis plus d’un mois, les joueurs d’Alexei Radevich évoluent donc loin de leurs bases tous les week-ends. « Je pense que Krasava va cesser d’exister, a même lâché le député Roman Teryushkov, cité par Sports. Je suis désolé pour les joueurs, il y a de bons gars là-bas. Je pense qu’ils ne seront pas au chômage et qu’ils passeront à d’autres équipes. L’appréciation juridique des propos de Savin sera donnée par les forces de l’ordre. » Les nuages s’amoncellent donc au-dessus du très jeune club, qui se stabilise dans le ventre mou de son groupe, mais fait face à un avenir très incertain. Son fondateur, lui, est plus discret depuis mi-avril. « Vous n’avez aucune idée de ce qu’il se passe autour de moi, ma famille et mes parents. Ils veulent juste me détruire », a-t-il avoué à l’ex-footballeur et blogueur ukrainien Dmitry Povoroznyuk. La dernière vidéo en date de la chaîne KraSava a été publiée le 26 mai. Elle vise à dénoncer de sombres magouilles d’agent. À la fin, un message s’affiche sur fond noir : « Après la vidéo avec les sportifs ukrainiens et l’expression de sa position citoyenne contre la guerre en Ukraine, le président du FC Krasava, Evgueni Savin, a quitté le pays. » Le prix de la liberté.

Dans cet article :
Zinchenko rend hommage aux soldats ukrainiens
Dans cet article :

Par Loïc Bessière et Raphaël Brosse

Propos de Matthew Booth, Tomislav Dujmović et Ekaterina Tyryshkina recueillis par LB et RB.
Photos issues du compte Instagram @sava9

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