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Laurent Vidal : « La manipulation sportive est beaucoup plus complexe que le dopage »

Propos recueillis par Arnaud Clement
11 minutes
Laurent Vidal : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>La manipulation sportive est beaucoup plus complexe que le dopage<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

140 milliards d'euros, soit 10% des recettes d'argent sale du crime organisé à travers le monde, sont lessivés chaque année dans les paris sportifs, selon des estimations. Car qui dit paris, dit manipulation sportive, trucage, corruption, comme le Calcioscommesse l'a montré il y a peu. Cette question de l'intégrité sportive menacée par la mondialisation des paris et l'appétit mafieux, Laurent Vidal s'y est intéressé en tant que directeur d'une chaire universitaire à Paris I – Panthéon Sorbonne nommée « Éthique et sécurité dans le sport ». Le rapport rendu en novembre, intitulé Lutter contre la manipulation sportive et long de milliers de pages, pique les yeux et fait froid dans le dos sur tout ce milieu. En quelques questions, l'avocat au barreau de Paris a bien voulu aborder ce fléau.

Laurent Vidal, vous êtes le directeur de la chaire « Éthique et sécurité dans le sport » de l’université Paris I – Panthéon Sorbonne et avez rendu en novembre un rapport sur la manipulation sportive liée aux paris. Le sport, un domaine qui vous tient à cœur ?

Ah oui, c’est même plus que ça. Ça me tient au cœur par le sport lui-même, qui constitue une part importante de la richesse nationale et, sans faire trop de philosophie, sert à la maîtrise des violences au sein des sociétés, quelque chose qui va bien au-delà de la beauté du jeu. Quand bien même c’est un medium fondamental. Je trouve des vertus dans tout ce qui m’entoure en termes de sport.

Racontez-nous la genèse de ce projet de recherche sur l’éthique et l’intégrité dans le sport…

En fait, il y a quelques années, le Qatar cherchait à exister par rapport au monstre de cette région du monde qu’est l’Arabie saoudite, qui est, comme tout le monde le sait, bien soutenu par les États-Unis. Donc le Qatar cherchait à être acteur diplomatique important en investissant dans le langage universel qu’est le sport. Le président de l’International Centre for Sport Security (ICSS), proche de l’émir, a été missionné pour développer un centre pour protéger la sécurité et l’intégrité dans le sport, en créant aussi une vraie expertise sur l’intégrité sportive. Il s’est donc tourné vers plusieurs universités du monde entier pour ce travail. Ils ont finalement choisi la France et la Sorbonne, car notre approche pluridisciplinaire était la bonne pour eux. Mais c’est un travail qui a mobilisé plus de 80 personnes du monde entier, des théoriciens comme des praticiens, et une quarantaine d’entre eux ont pris la plume pour la rédaction finale du rapport, après un travail de plus de deux ans. Mais la base de la base, c’est le Qatar.

La manipulation sportive et les paris, est-ce la menace qui a remplacé le dopage au rang de principal danger pour l’équité sportive ?

Ça ne l’a pas remplacé, c’est plutôt venu s’ajouter au dopage. Déjà, malgré les moyens mis en place, pour des raisons de blocages politiques, l’Agence mondiale antidopage (AMA) n’a pas eu les résultats escomptés. On voit d’ailleurs ce qui est sorti sur l’athlétisme russe récemment pour voir que ce n’est pas vraiment ça. Et surtout, la manipulation sportive par les paris est beaucoup plus complexe que le dopage, qui se résume à un acte pour un résultat donné. Là, il est question d’omission pour obtenir ou ne pas obtenir de résultat. C’est donc beaucoup plus complexe, opaque, avec un champ plus large, profond et international.
Je ne parle pas du propulseur qu’a été Internet, avec lequel on peut communiquer avec son smartphone des infos sensibles ou parier sur un match à l’autre bout de la Terre en une seconde.

Est-ce plus dur d’étudier les dérives du monde du sport ou d’autres domaines, comme la politique ou la finance ?

Le sport, c’est plus dur, oui. Dans les autres domaines, on a évidemment une multitude d’acteurs et ce n’est pas simple. Dans le sport aussi, avec des états, des acteurs privés, un cadre national et en même temps international, et à tout ceci se rajoute le monde sportif, marqué par un désir prégnant : son autonomie, chose importante à laquelle il ne faudrait pas trop toucher. Dans le rapport, on propose un rapprochement avec certains marchés financiers, car il y a des parallèles assez troublants entre certains produits financiers dans leurs déclinaisons les plus folles et les paris qui peuvent exister. Le problème, c’est que le mouvement sportif veut bosser sur une telle problématique tout en gardant son indépendance. Déjà que les états ont du mal à se coordonner, qu’il faut coordonner les actions des services de police et de la justice… Je ne parle pas du propulseur qu’a été Internet, avec lequel on peut communiquer avec son smartphone des infos sensibles ou parier sur un match à l’autre bout de la Terre en une seconde. Donc vous ajoutez la technologie, le caractère transnational et la complexité des acteurs, et vous avez là un phénomène plus dur à étudier.

Comme vous l’écrivez dans votre rapport, il est quasiment impossible de se rendre totalement compte de l’ampleur de la problématique des matchs truqués, du poids des paris, dont une grande part sont illégaux.

Oui, aujourd’hui, si vous prenez seulement les sources ouvertes au public, comme le site d’Interpol qui présente toutes les semaines la liste des arrestations, mises en examen, soupçons, etc, depuis un an, ce sont plus de 150 cas de manipulation sportive recensés. Encore une fois, on ne parle que de sources ouvertes ! Et quand vous rajoutez par-dessus cela vos sources confidentielles, avec des spécialistes ou des gens qui viennent par exemple me confier des faits en toute discrétion, on arrive à plusieurs centaines, voire bien plus, de matchs manipulés. Des matchs dans des sports pas toujours médiatisés, souvent à des niveaux assez bas, avec des gens mal payés plus facilement manipulables, de faibles enjeux… Tout ça est propice et donc on ne peut pas être au fait de tout ce qui se passe dans le monde en la matière.

Dans votre état des lieux de la manipulation sportive mondiale, on voit que le football occupe une place de choix…

Le football est le sport le plus populaire, sur lequel on parie le plus et où les enjeux et la médiatisation sont forts. L’Asie, où la culture du jeu est très développée, parie aussi sur le football. C’est quasiment mécanique. Ensuite, dans l’ordre, on retrouve le cricket, le tennis, le badminton. Le rugby reste à peu près propre en la matière. Mais on voit ces phénomènes s’attaquer au foot US, un peu le basket aussi…

Donc sport médiatisé ne dit pas forcément plus de contrôle ?

Non, il y a beaucoup de choses à faire. Les compétitions sportives mineures sont touchées. En France, c’est plus contrôlé grâce au travail de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL) ou de la Française des Jeux, et peu d’affaires sortent, mais même en Angleterre, on en retrouve… En Belgique, il y a eu un procès avec un petit club impliqué, des salaires impayés, un club en difficulté, tout un tas de facteurs qui ont facilité le trucage des matchs. Il y a même eu des soupçons durant la Coupe du monde 2014 (Cameroun-Croatie, ndlr)… Mêmes les plus hautes sphères sont concernées. Le problème, c’est qu’il est extrêmement compliqué de faire la preuve de la manipulation d’un match, voire quasi impossible. Comme la majorité des manipulations se font en lien avec des paris, entre 70 et 90 %, la FIFA a créé un système de monitoring (surveillance, ndlr) qui dégage des tendances de suspicion, y compris de matchs amicaux. Mais le fait d’avoir de la suspicion sur une variation de cote, ça n’apporte aucune preuve. Ça alerte et restreint en même temps la potentialité d’arrangement, mais ça ne suffit pas. Le dopage, c’est facile à prouver. Mais allez montrer qu’un joueur n’a pas fait son « best effort » …

Y a-t-il des spécificités propres au football en matière de manipulation sportive ?

Oui, encore une fois, c’est lié à la popularité du foot. On retrouve des formules de paris multipliés, comme le Lucky 21 ou le Canadian 27 pour les initiés, où on peut coupler 27 paris sur des faits de jeu différents. Un carton jaune ou rouge, un corner… Donc il n’y a pas de spécificité dans la façon d’organiser le trucage, mais dans ces formules de paris diverses. En ce moment, le Canada négocie avec les opérateurs pour savoir s’il autorise ou non le pari sur un seul événement problématique, car c’est extrêmement simple de truquer pour qu’un joueur donné prenne un carton jaune avant la mi-temps par exemple. Donc plus vous multipliez les formules, plus ça complique la chose, mais là se pose la question de l’addiction, en multipliant les possibilités et où ça n’en finit pas. Mais s’il n’y a qu’une possibilité, il y a un gros risque de manipulation.
Le Calcioscommese est la plus grosse affaire connue que le football ait enregistrée. Des mafias asiatiques sont passées par des mafias de l’Est pour qu’elles approchent des joueurs ou arbitres.

Quelle est la plus grosse affaire connue que le football ait enregistrée en la matière d’après vous ?

Le Calcioscommese. L’Italie est quand même pas mal concernée (Totonero dans les années 80, ndlr). Le principe ? En gros, des triades ou des mafias asiatiques sont passées par des mafias de l’Est pour qu’elles approchent des joueurs ou arbitres. Ils vont les inciter et les manipuler complètement pour qu’ils n’aient pas le choix. Et derrière, on retrouve des sociétés offshore dans des paradis fiscaux qui encaissent les bénéfices… Comme en Chine, on a des « collapse leagues » (ligues mortes, ndlr), appelées ainsi car tout le monde sait que c’est truqué, les paris se sont redirigés en masse sur l’Europe. Mais un type qui veut blanchir son argent sale aura toujours un ticket pour dire qu’il a gagné.

Justement, on part de 140 milliards d’euros de blanchiment d’argent sale grâce aux paris, soit 10% du blanchiment mondial…

C’est le chiffre annoncé par Valérie Fourneyron et par les services français. Nous sommes arrivés par notre propre calcul à une somme comprise entre 100 et 140 milliards. Fourneyron s’était fondée sur le rapport d’Interpol, nous avons eu une autre méthodologie. Mais voilà, quand les sites proposent en moyenne 93% de taux de retour au joueur, c’est-à-dire que pour 1000 € de pari, en moyenne, vous récupérez 930 €… C’est un taux de rentabilité exceptionnel en matière de blanchiment. La « lessiveuse » habituelle, c’est entre 60% et 70%.

Cela pose une question : le football finance-t-il le crime organisé ?

Non (catégorique), ça serait faire fi de tous les efforts faits par les opérateurs, le mouvement sportif… Le crime organisé ne fait qu’utiliser une faille. Et si on arrive à éclipser le crime organisé des paris, celui-ci passera à autre chose pour son business, ce n’est qu’un instrument. Mais c’est vrai que ça va loin. La Fédération zimbabwéenne a exclu 80 joueurs pour des accusations de trucage. Le premier arbitre chinois en Coupe du monde a pris cinq ans de prison pour avoir accepté 100 000 € en échange d’un arrangement, ce ne sont pas des choses anodines. Sans parler du travail d’Europol en 2013, qui avait dénoncé les réseaux ayant truqué 380 matchs dans plusieurs pays…

Dans votre rapport, on se rend bien compte de l’explosion du marché des paris, qu’ils soient légaux ou illégaux, mais on a l’impression que les moyens de lutte contre les fraudes et dérives ne suivent pas vraiment…

C’est rien de le dire ! Pour la simple et bonne raison qu’on est dans le jeu du chat et la souris. C’est transnational, international, donc plus complexe que le dopage, et il faut de la coordination, de l’échange d’infos, une sorte de continuum qui va de la prévention au monitoring en passant par les sanctions. Tout ça nécessite une immense concertation. On n’en est qu’aux balbutiements…
Il faut renforcer la coordination. On ne peut pas faire autrement. L’éducation et la prévention, c’est une bonne base, mais il faut d’autres choses.

Il est question notamment d’une Task Force créée par Interpol pour lutter contre la manipulation dans le football. Mais là encore, vous dites que son action est encore loin d’être efficace…

Oui, même si c’est déjà très bien. Mais ce qu’il faut, c’est renforcer la coordination. Des recommandations ont été faites pour appeler à un rapprochement entre tous les acteurs. On ne peut pas faire autrement. L’éducation et la prévention, c’est une bonne base, mais il faut aussi plein d’autres choses.

Finalement, vous émettez un large panel de recommandations et de voies à suivre, qu’il soit question de droit, de répression, de prévention, de coordination nationale ou internationale. Si vous deviez synthétiser les mesures phares pour une meilleure lutte ?

Je dirais qu’il faut absolument une véritable coordination. Tout le monde veut le faire, mais personne ne fait rien. Or c’est fondamental, aucune des parties ne peut régler ce problème à elle seule. Ensuite, je pense que si on ouvre le marché, il faut le faire de manière régulée. Et si j’avais une troisième recommandation, je dirais qu’il faudrait déjà accepter de se mettre d’accord derrière un certain nombre de faits et ne pas se cacher derrière son petit doigt. Par exemple, arrêter de dire que le pari n’est pas dangereux… Mais le mouvement sportif n’a pas envie de ça. Ça serait pourtant une première étape que de faire un bilan objectif de la situation, chose qu’on a essayé de faire. D’abord, on lâche l’hypocrisie, les opérateurs responsables en matière de pari où les clubs se mettent d’accord sur des constats minimaux, et ainsi, on peut avancer ensemble.

Dans le rapport, il est écrit : « D’une certaine manière, le CIO contrôle le champ sportif global bien mieux que l’ONU n’organise la société mondiale. » Il en est globalement de même pour la FIFA avec le ballon rond. Mais ces organisations sont souvent visées par des scandales, des affaires de corruption. Dès lors, prétendre vouloir remettre l’éthique sportive au cœur du jeu n’est-il pas un doux rêve ?

Avec le rapport Garcia sur la FIFA (sur l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022, ndlr), on peut voir que ça change quelque peu. Le CIO a aussi des problèmes et les réformes menées actuellement avec le nouveau président Thomas Bach vont faire changer les choses. Je le sais de source sure. L’intégrité est fondamentale en sport, et c’est pourquoi il y aura un forum mondial sur ce sujet en avril 2015 organisé par le CIO. Donc non, ce n’est pas contradictoire à partir du moment où il y a des réformes menées. En tout état de cause, le mouvement sportif a son autonomie et doit faire le travail qu’il doit faire, il ne peut pas faire autrement.

Sinon quoi ?

Sinon, il court à sa perte en terme de crédibilité.
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Propos recueillis par Arnaud Clement

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