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  • Ballon d’or 2018

« Ce que fait Modrić, seul Modrić le fait »

Propos recueillis par Maxime Brigand, Paul Piquard et Antoine Donnarieix
8 minutes
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Triple champion d’Europe en titre et finaliste du dernier Mondial, Luka Modrić a été élu lundi soir Ballon d’or et devient le septième joueur de l’histoire du Real à soulever la boule dorée. Une-deux avec ceux qu’il a fait succomber.

Casting

Jorge Valdano, champion du monde 1986 et ancien directeur du sportif du Real.→ Harry Redknapp, son ancien coach à Tottenham (2008-2012).→ Sébastien Bassong, son ancien coéquipier à Tottenham (2009-2012).→ Robert Jarni, ancien international croate, médaille de bronze au Mondial 98.→ Grant Farred, professeur à la Cornell University et auteur de The Budern of over-representation.


Jorge Valdano : «  C’est un faiseur de miracles  »

Luka Modrić est un prodige de ce jeu. Et, selon les dires de certains, de tous les autres jeux. C’est comme s’il était né avec une intelligence musculaire adaptée à toutes les activités liées au ballon. Modrić a cet avantage naturel qui le fait jouer avec passion, en prenant du plaisir. Il se tue sur le terrain, et pourtant, cela n’implique aucun sacrifice ou souffrance. On pourrait appeler ça un défi, un test, une manière particulière de s’amuser. On ne parle pas là d’un cadeau comme Diego Maradona, mais de quelqu’un qui donne un sens au jeu. Luka ne fait pas de choses impossibles, et quand il fait une passe, tu te dis : « C’est ce que j’aurais fait. » On adore tirer ce genre de conclusions lorsqu’on regarde un match, mais on ne devrait pas croire ce que l’on dit. Ce que fait Modrić, seul Modrić le fait. Quand la balle passe par ses pieds, l’action est fluide, comme si le football était la chose la plus simple au monde. Son rôle n’est pas d’amener de l’intensité ou du danger au mouvement, il est là pour donner du sens, de la clarté, une intention. Quand les espaces disparaissent, Modrić engendre un miracle : celui de faire respirer le mouvement, donnant au ballon la vitesse nécessaire, peu importe son positionnement sur le terrain.

Quand les espaces disparaissent, Modrić engendre un miracle : celui de faire respirer le mouvement, donnant au ballon la vitesse nécessaire, peu importe son positionnement sur le terrain.

D’un coup, on découvre que l’espace et le temps existent. Qu’on avait seulement besoin de quelqu’un de sa trempe pour les faire renaître. Quelqu’un qui sait jouer au football. Outre le fait de me convaincre, il m’émeut, de par sa capacité à jouer quand son équipe a la possession ou la perd. Il faut ajouter que l’on parle d’un homme qui a atteint une maturité compétitive, qui ne s’est pas vraiment perdue, mais qui est légèrement oubliée lorsqu’on mentionne les génies. Modrić est partout, il veut chaque ballon, court autant qu’il peut, tout en comprenant le jeu, mais il ne s’autorise aucun acte de démagogie. Comme s’il considérait que les milliers de spectateurs dans le stade étaient assez intelligents pour apprécier la dignité. Ou simplement comme s’il ignorait cet auditoire. Le populisme n’a pas d’incidence sur lui, il ne tombe pas dans ces tentations. Il est trop concentré sur le football, faisant agir ses cinq sens sur le jeu. Sur le terrain, Modrić nous offre autant d’intelligence que de dignité. C’est un faiseur de miracles.


Harry Redknapp : «  Luka n’est pas grand, mais il a les crocs  »

Comme je le dis souvent, dans un combat de chiens, ce n’est pas la taille du chien qui compte, mais son agressivité. Luka, lui, n’est pas grand, mais il a les crocs. C’est simple : tu n’as jamais un seul problème avec lui. Tous les jours, il venait à l’entraînement, il s’entraînait dur, il ne se plaignait jamais. Et lorsqu’il avait fini, il rentrait chez lui pour voir sa famille. Il ne sortait pas picoler, il n’allait pas en boîte. Quand je l’ai mis au milieu, tout le monde m’a dit : « Tu es fou Harry, il n’est pas assez musclé, il ne peut pas jouer au milieu, il faut qu’il joue sur le côté, où il aura un peu d’espace, et il pourra éviter les duels. » La première fois, c’était contre Arsenal. On les a battus. Le samedi suivant, on joue Chelsea, on gagne encore. Il n’a plus jamais joué sur l’aile de sa vie. On a progressivement compris que tu n’as pas besoin d’être grand et fort pour jouer au milieu. En Angleterre, tout le monde voulait son Patrick Vieira, son mec d’1,90m qui courait d’une surface à l’autre. Puis, ça a changé, mais attention, Luka est très musclé, tu ne le bouges pas facilement. Mes consignes ? C’était simple : « Donnez-la à Luka ! » Parce qu’il contrôlait le jeu : il récupère, il donne, il se déplace. Une passe, un déplacement, une passe, un déplacement. C’est très difficile de le bloquer. L’Angleterre n’a pas su le faire. J’ai même l’impression qu’il se met parfois dans des situations compliquées volontairement pour attirer l’adversaire, puis orienter ensuite de l’autre côté. C’est fabuleux.


Sébastien Bassong : « Ce mec, c’est une machine à laver  »

Tu ne peux pas oublier ta première fois avec Luka. C’est pfff… Quand tu arrives dans le vestiaire, tu découvres un joueur petit, chétif, qui ne parle beaucoup. Et, une fois sur le terrain, il explose. Résultat, avant les matchs, Redknapp nous regardait et ça durait quinze secondes : « Boys, this is the starting XI, give the ball to Gareth and Luka, see you later. »

En situation de match, ça déclenchait une forme de fascination autour de lui. Même toi, en tant que coéquipier, parfois, tu t’arrêtes et tu admires, simplement.

Luka jouait la majorité du temps aux côtés de Tom Huddlestone, qui était une sorte de quarterback. En tant que défenseur, ta première idée est de le chercher parce que tu sais qu’il va te laver le ballon. Ce mec, c’est une machine à laver. Il s’en sort toujours parce qu’il a toujours bon, en permanence. Pour être honnête, quand tu joues avec lui, tu n’as pas l’impression de faire le même métier. Alors, tu le laisses t’emmener, te prendre par la main : c’est lui qui donne le rythme, le tempo, et c’est pour ça que dans le vestiaire, on l’appelait Mozart. En situation de match, ça déclenchait une forme de fascination autour de lui. Même toi, en tant que coéquipier, parfois, tu t’arrêtes et tu admires, simplement. Aujourd’hui, il ne laisse simplement plus le choix aux gens : il fallait que sa véritable valeur soit reconnue.


Robert Jarni : « Il fait partie de la dernière génération de meneur de jeu »

Quand tu le vois jouer, c’est comme si tu remplaçais un cerveau par un ordinateur. Il calcule tout et peut te donner des ballons incroyables. Tout ce qu’il fait est contrôlé, il n’y a aucune place laissé au hasard. C’est l’image de la simplicité et de la discrétion. Pour nous, les Croates, c’est une grande fierté et nous sommes d’accord sur le fait que tout ce prestige lui soit attribué pour cette Coupe du monde réussie. Il contribue à donner une image très positive du pays. Les magiciens n’existent pas, mais c’est évidemment un exemple de réussite que ce soit dans son comportement ou dans sa vie professionnelle. Il consacre 100% de ses efforts dans son travail et c’est un exemple de détermination très important pour chaque citoyen croate. Ce qui est très central sur son cas aussi, c’est qu’il fait partie de la dernière génération de meneur de jeu avec une classe et un charisme particulier. J’espère que nous saurons former de nouveau des joueurs de ce type, car le football en a grandement besoin.

Grant Farred : « C’est du Miles Davis avec l’engagement d’Oscar Peterson »

Aujourd’hui, Luka Modrić porte le fardeau de la sur-représentation. C’est quelque chose qui arrive lorsqu’on attend d’un individu exceptionnel, plongé au milieu d’une société, qu’il porte le fardeau des attentes d’un peuple, qu’il devienne sa meilleure représentation possible. C’est le destin de Modrić : c’est l’expression d’une

Nous savons à quel point Mozart était fou. Modrić, lui, n’est pas fou, c’est même tout le contraire : il peut composer une musique délicieuse, mais ne terminera pas dans un asile.

nation que personne n’attendait, un peu à l’image de ce qu’était Jackie Robinson pour tous les afro-américains à l’époque. Après, je ne pense pas qu’il y ait un plus mauvais surnom le concernant que Mozart. Nous savons à quel point Mozart était fou. Modrić, lui, n’est pas fou, c’est même tout le contraire : il peut composer une musique délicieuse, mais ne terminera pas dans un asile. C’est un homme mesuré, qui produit des solos comme Miles Davis, avec l’engagement d’un Oscar Peterson. On conçoit souvent Davis comme un égoïste, mais c’est faux : quand il jouait avec Coltrane, tous ses solos étaient courts, alors que Coltrane faisait durer les siens indéfiniment. Miles est caractérisé par la discipline, par des solos courts et incisifs, comme Luka Modrić. Il se montre quand il doit le faire. C’est ce qu’on a notamment vu contre l’Argentine lors du dernier Mondial. Et il a du Peterson, car il peut changer de registre en fonction des besoins de son orchestre. C’est rare, et brillant.

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Propos recueillis par Maxime Brigand, Paul Piquard et Antoine Donnarieix

Retrouvez le portrait de Luka Modrić dans le SO FOOT n°160.

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