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Pedro Asbeg : « Sócrates est l’exemple du footballeur conscient »

Matthieu Rostac
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« Parce que cette histoire devait être racontée en profondeur, plus loin qu'une simple histoire de football », Pedro Asbeg a consacré le documentaire Democracia em preto e branco à l'agitation socio-culturelle qu'a connue le Brésil au début des années 80, par le prisme de la Démocratie corinthiane. Écusson du Flamengo - « J'étais pour le Flamengo avant de naître » - tatoué sur le bras, maillot du Celtic sur les épaules et table de futebol de botão en fond, Pedro Asbeg évoque cette période unique dans l'histoire du Brésil. Sans oublier d'égratigner Neymar et sa banane au passage.

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Comment t’est venue l’idée de réaliser le documentaire Democracia em Preto e Branco ?

La Démocratie corinthiane m’a toujours intéressé. J’en avais entendu parler longuement quand j’étais gamin, mais je n’avais jamais vraiment saisi ce que ça représentait à l’époque. Plus tard, en 2010, j’ai lu un ouvrage co-écrit par Sócrates et un journaliste : là, j’ai compris l’importance du mouvement. Je me suis dit que c’était parfait pour un film. Je suis allé à São Paulo pour tourner un autre film et j’ai demandé à mon équipe s’ils voulaient rester une semaine de plus pour bosser sur cette idée. Les billets de train étaient payés, on avait tout le matériel et le logement. Mais pas l’argent parce que l’idée a germé dans ma tête une semaine avant. Donc on s’est retrouvés à trois à faire le plus d’interviews de foot sur place parce qu’au départ, le film ne devait traiter que de la Démocratie corinthiane. Un an plus tard, après avoir bien mieux bossé le sujet, on s’est dit que ça devait être un film sur le Brésil, autour de la démocratie. On a levé des fonds, puis on est retournés à São Paulo interviewer des musiciens et des gens du milieu politique.

T’as rencontré des difficultés à faire ce film ? Des gens ont refusé de participer, par exemple ?

C’était pas si difficile à réaliser. Pas plus qu’un autre film, en fait. La partie la plus difficile, ça a été de trouver toutes les images d’archives pour le film et de les acheter. On a mis neuf mois à tout rassembler et on a dû dépenser 100 000$ rien que pour ça. Concernant les interviewés, il y a une seule personne qui a dit non : Leão. Je l’ai contacté une première fois en 2010 et il m’a rétorqué : « Le football et la politique ne devraient jamais se mélanger. Je n’ai rien à voir avec ce mouvement et je ne veux pas en parler. » Un ou deux ans plus tard, je suis parvenu à reprendre contact par l’intermédiaire d’un ami qui a un peu tempéré ses ardeurs. C’était important pour nous de l’avoir parce qu’il pouvait apporter sa version de l’histoire. Il est détesté de tous – presque tous, en tout cas – parce qu’il a l’air très arrogant. Bon, je suis sûr que Leão doit avoir quelques amis, mais c’est pas facile de l’aimer. Quand il parle, il est au-dessus des autres et il pense avoir toujours raison. C’était un excellent gardien, le meilleur au Brésil pendant de nombreuses années. Il a quand même joué trois Coupes du monde donc il devrait être apprécié, mais c’était le genre à gueuler dès que le ballon franchissait la ligne en disant : « C’est pas de ma faute ! » Tu l’imagines en train d’évoluer au sein de la Démocratie corinthiane ? Donc je savais que tout le monde dirait des saloperies sur lui et là, il a pu apporter son point de vue.

Il a provoqué pas mal de soucis aux Corinthians à l’époque, d’ailleurs ?

Au bout de six mois, tout le monde savait – Leão inclus – qu’il partirait à la fin de la saison. Et au final, il n’a pas manqué aux Corinthians et les Corinthians ne lui ont pas manqué. Même s’il était un excellent gardien, ça semblait totalement absurde de le faire signer. Il n’était pas du tout dans l’esprit dans lequel était entré le club depuis 1982. Mais le problème ne venait pas forcément de lui, il est né avant son arrivée. Contrairement aux préceptes de la Démocratie corinthiane, tout le monde n’a pas été consulté et tout le monde n’a pas voté pour sa signature. Adilson Monteiro Alves, le directeur sportif, savait que s’il soumettait la venue de Leão aux autres joueurs, ils diraient non, donc il a créé un petit conciliabule avec les personnes qui le connaissaient. Donc même avant qu’il arrive, il y avait une odeur de soufre au sein du club.

Pour autant, ça n’est pas lui qui a amorcé la « chute » de la Démocratie corinthiane ?

Non, parce que les désaccords dans une équipe font et feront toujours partie du football. Quand Leão est parti du club, la démocratie a persisté. La signature de Leão a juste rendu le groupe un peu moins soudé qu’avant. En revanche, Sócrates, qui est à l’époque le meilleur joueur de l’équipe, le leader de la cause et le capitaine de la Seleção, a beaucoup de pouvoir. Les gens l’écoutent. Quand il part, malgré Wladimir et Casagrande, les choses s’effritent. Encore plus quand le président décide de quitter son poste quelques mois plus tard. Quand son rival est arrivé à la tête du club, il a fait en sorte que toutes les traces de la Démocratie corinthiane soient effacées. Il a pu vendre Casagrande, virer Adilson, etc. Mais la vente de Sócrates à la Fiorentina a tout déclenché.

Un seul joueur part et la Démocratie s’écroule alors que pour parvenir à la monter, l’alchimie de plusieurs joueurs a été nécessaire : Wladimir, Casagrande et Sócrates.

C’est vrai. Sócrates disait que pour mener une révolution, tu as tous les ingrédients à portée de main au beau milieu du chaos. Les ingrédients ici étaient simples : trois incroyables joueurs ; un directeur sportif très jeune et sociologue de surcroît ; un club en berne, relégué sportivement et dans un imbroglio politique. C’était le moment propice pour proposer quelque chose de différent. C’est arrivé et ça n’arrivera plus jamais. Quand on regarde dans le rétroviseur, on se rend compte que ça a duré deux ans et que, finalement, ça n’a jamais vraiment été une structure solide. Les médias de l’époque étaient tous contre eux : « Ils ne veulent rien faire, ils ne veulent pas jouer, s’entraîner ! » Les résultats sportifs ont rendu le mouvement solide.

À part Leão, comment les joueurs ont-ils réagi quand tu leur as dit que tu faisais un film sur la Démocratie corinthiane ?

Ils n’ont pas vraiment été surpris : plus le mouvement s’inscrit dans le temps, plus les gens s’y intéressent. Je crois qu’à l’époque, ils n’avaient pas le recul nécessaire pour se rendre compte de ce qu’ils avaient accompli. Ils ne savaient pas vraiment comment réagir parce que rien n’était vraiment planifié. Mais aujourd’hui, ils ont totalement conscience de l’importance de l’acte. La Démocratie corinthiane a montré au monde du foot qu’il était possible de donner la parole aux joueurs. Mais c’était surtout important pour le Brésil ! Et ces deux choses sont perceptibles seulement maintenant.

Tu penses que le mouvement socio-culturel que tu dépeins dans ton film aurait pu se produire sans la Démocratie corinthiane ?

Oui, définitivement. Ça n’est clairement pas la Démocratie corinthiane qui a lancé le mouvement, mais sans elle, le mouvement n’aurait pas eu autant d’importance. La Démocratie corinthiane reste un des personnages centraux de l’histoire. Ils ont apporté une conscience à des gens qui n’en avaient pas forcément. Dans les années 80, la situation est simple : on est en dictature depuis vingt ans. Donc soit les gens ont connu la démocratie avant et sont aliénés, soit ils ont grandi en dictature et ils ne connaissent rien d’autre. Quand ils voient les Corinthians entrer sur le terrain avec des slogans tels que « Votez » ou « Nous nous battons pour la démocratie » , c’est sûr que ça a beaucoup apporté. Mais le mouvement était déjà important parce que le pays n’en pouvait plus.

Tu as dit plus tôt que la Démocratie corinthiane est un phénomène qui ne pourrait plus se produire. Tu ne penses pas que c’est le moment, actuellement, vu les problèmes que traverse le pays ?

Tu sais, la gronde populaire animait déjà le Brésil avant que l’annonce de l’organisation de la Coupe du monde ne soit faite. Ça a juste été l’étincelle qui a fait que les gens sont sortis dans la rue et ont commencé à protester. Les protestations concernent à peu près tout : la corruption, les transports publics, la sécurité sociale. Choisis un sujet et il y aura des choses à redire. Ça ne s’arrêtera pas maintenant. Les Chiliens et les Argentins ont toujours fait ça alors que nous, Brésiliens, n’osions pas. On a cette réputation de pays heureux, de « joueurs de samba » , mais au final, on a protesté. Et on va continuer. En revanche, je n’imagine pas une équipe de foot se révolter contre la hiérarchie de ce sport en disant : « On n’est pas d’accord ! » Tout simplement parce que les joueurs sont aliénés par leur propre monde. Il n’ont aucun lien avec le reste. Avec leurs noms, ils pourraient mobiliser socialement et politiquement. Mais ils préfèrent vendre des déodorants et des bagnoles.

Peut-être aussi parce que l’ennemi est plus insidieux. Avant, il y avait ce gros poisson : la dictature. Maintenant, l’ennemi est l’argent, le capitalisme. Non ?

Absolument. Bon, j’ai pas Twitter, mais je suppose que Neymar doit avoir plus d’un million de followers sur son compte (plus de dix millions, en réalité). Imagine s’il décide de tweeter quelque chose de concret, de judicieux au lieu de publier un nouveau selfie ou sa dernière pub avec Ronaldo ? Je veux pas jouer le mec tout droit sorti de Cuba parce que ce monde, c’est aussi le mien, et qu’au final, on se retrouve tous dans la même situation. Je suis pas en train de dire que tous les joueurs devraient jouer gratos. Les clubs sont de grosses entreprises et ils paient les joueurs le prix fort. Mais je ne comprends pas pourquoi, à l’heure où l’accès à l’information est si facile, les joueurs ne prennent pas plus position.

Tu parles de Neymar. Le coup de la « banane » , c’était pas assez bien pour toi ?

C’était prévu de longue date, bien avant le truc de Dani Alves. Après une défaite de Barcelone, un supporter a imité des cris de singe devant lui. Ça l’a rendu furieux et il a calculé le truc avec son imprésario. Une campagne complète ! Des mecs avec plein d’idées brillamment stupides dans des locaux avec l’air conditionné. Deux ou trois semaines plus tard, Dani Alves a fait son truc et juste derrière, Neymar a lancé sa campagne. Neymar n’est même pas assez intelligent pour faire ça de son propre chef. Au moins, il a fait quelque chose, c’est sûr, mais 1) c’était pas son idée et 2) c’était un très mauvais choix de message. Aucun homme n’est un singe. Nous sommes tous égaux. Il aurait dû dire : « Nous sommes tous humains » plutôt que « Nous sommes tous des singes » . Qui voudrait être un singe ? C’est super péjoratif. Ça marche pas.

En même temps, la Démocratie corinthiane elle aussi a fait appel à la publicité pour valoriser le mouvement.

La différence, c’est que la Démocratie corinthiane est née naturellement, au travers des discussions entre joueurs et avec le directeur sportif. C’est simplement le nom qui a été inventé par une agence de pub. Ça a juste aidé à populariser le mouvement, alors que le truc de Neymar n’était pas spontané. En plus, il ne se considère même pas comme noir. Quand on lui a demandé : « Avez-vous déjà été victime d’actes ou de propos racistes ? » Il a répondu : « Pourquoi ? Je ne suis pas noir ! »

Finalement, est-ce que l’intelligence de la Démocratie corinthiane, ça n’a pas été de retourner l’instrument du pouvoir, le football, contre lui-même ?

Absolument. Ce qui s’est passé, c’est que les gens ont compris que le football n’était pas que du football. Pour la Coupe du monde, les opposants à la dictature ont dit : « Nous ne supporterons pas l’équipe du Brésil ! » parce que si le Brésil gagne, la dictature va s’en servir pour fortifier ses positions. On sait ce que c’est, du pain et des jeux pour satisfaire le peuple. Là-dessus, la Démocratie corinthiane est arrivée et a montré que le football pouvait être une arme – pas simplement un loisir ou un sport – et qu’elle pouvait être utilisée par n’importe qui. Mais surtout pour de bonnes choses, pas une arme négative. Par exemple, utiliser l’influence de ces joueurs contre la dictature.

Tu as rencontré Sócrates en 2010, juste avant qu’il décède. Vu son parcours, on dirait que la Démocratie corinthiane l’a plus desservi qu’autre chose, non ?

Quand j’ai fait l’interview, il ne se savait pas malade et personne ne pouvait imaginer une telle chose. Donc il était très à l’aise, spontané. Quand je regarde ces images, je me demande s’il savait que ça serait l’une de ses dernières. Il m’a dit quelque chose ce jour-là dont je me rappellerai toujours : il voudrait que les gens se souviennent de lui plus comme un activiste que comme un footballeur. Donc quand tu dis que la Démocratie corinthiane ne l’a pas aidé parce qu’il est mort jeune, etc, je dis que ça dépend du point de vue, de ce que tu considères comme un succès ou pas. Désormais, c’est l’exemple qu’on utilise pour évoquer le footballeur conscient. Il y est arrivé. Il a laissé sa marque, son héritage.

La page Facebook de Democracia em Preto e Branco Le site de Democracia em Preto e Branco Pedro Asbeg prépare actuellement un documentaire sur le mythique Maracanã, dont voici le trailer :

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