Message posté par NifaMerci c'est très intéressant, c'est un débat épistémologique que je ne connaissais pas !
Ça fait également penser à la thèse du consentement sur la 1gm, d Audoin-rouzeau, opposé à la brutalisation de la société. Ou plutôt on y oppose (Antoine Prost en tête) la thèse de la contrainte, le résumé du débat est bien retranscrit sur wiki.
Oui ! débat historiographique aussi fort intéressant et dont Jean-Yves Le Naour propose une bonne mise au point ici (quoiqu'un peu ancienne) :
https://laviedesidees.fr/Le-champ-de-bataille-des.html
Mais débat historiographique tout aussi indémerdable, qu'il faut dépasser pour proposer une synthèse.
Par ailleurs, à propos des carnets de Barthas, principale source de "l'école de la contrainte", je proposais il y a quelques temps cette recension :
Louis Barthas, Carnets, 1978 : "J’ai les héros en horreur. Ils ont les mains tachées de sang."
Publiés pour la première fois en 1978, les carnets de l’irrévérencieux tonnelier socialiste Louis Barthas s’inscrivent au cœur d’un débat historiographique majeur. En effet, comment les poilus ont-ils tenu plus de quatre ans dans l’enfer de la Grande Guerre ? Pour répondre à cette question, deux écoles s’opposent. D’une part, celle du consentement patriotique, issue de l’Historial de la Grande Guerre, qui insiste sur la culture de guerre et le nationalisme plus ou moins diffus qui imprégnaient les soldats du front. D’autre part, celle de la contrainte, rassemblée au sein du CRID 14-18, qui montre que les soldats du front ne manifestèrent pas particulièrement de patriotisme et ne tinrent que sous la menace des sanctions disciplinaires. Autrement dit, les poilus furent-ils acteurs – et parfois héros – dans la guerre, ou bien ne furent-ils que des victimes – parfois non-consentantes comme les mutins ?
Présentés par Rémy Cazals, les carnets de Louis Barthas apportent beaucoup d’eau au moulin de l’école de la contrainte : "si nous souffrions ainsi stoïquement sans plaintes inutiles," écrit Barthas, "qu’on ne vienne pas raconter que c’était par patriotisme pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, pour que ce soit la dernière guerre et autres balivernes, c’était tout simplement par force, parce que victimes d’une implacable fatalité on devait subir son sort, chacun sachant bien que pris dans les dents terribles d’un formidable engrenage, il serait broyé à la moindre velléité de révolte. Et perdant notre dignité, notre conscience humaine, nous n’étions plus que des bêtes de somme avec comme elles leur passivité, leur indifférence, leur hébétude."
Mobilisé du 4 août 1914 au 14 février 1919 ("cinquante-quatre mois d’esclavage !"), Barthas tint quotidiennement des carnets de notes. A son retour chez lui, il reprend ses notes, les lettres et cartes postales qu’il envoya du front à sa famille, et rédige ses mémoires de guerre dans 19 carnets d’écolier. Cette rédaction lui prend néanmoins plusieurs années, comme le prouve – dans les dernières pages du quinzième cahier – une citation d’une lettre ouverte d’Anatole France parue dans L’Humanité du 18 juillet 1922. Selon Rémy Cazals, Barthas serait un témoin particulièrement fiable pour connaître les sentiments des poilus car il n’était pas un intellectuel (travailleur manuel, il ne dépassa pas le certificat d’études primaires bien qu’il se classa premier de son canton et qu’il lut assidument Hugo, Marx, Guesde ou Zola) et resta tout au long de la guerre un homme du rang (au mieux, il fut caporal). Ainsi, il vivait "en permanence au sein de son escouade". Barthas serait donc le "bon témoin" par excellence, à l’opposé des intellectuels diplômés qui seraient souvent imprégnés de nationalisme et seraient plus réceptifs à la propagande guerrière et germanophobe, à l’opposé aussi des officiers et sous-officiers qui ne connaîtraient pas toujours le quotidien des tranchées : "l’escouade est une petite famille," note Barthas, "un foyer d’affection où règnent entre ses membres de vifs sentiments de solidarité, de dévouement, d’intimité d’où l’officier et le simple sergent lui-même sont exclus ; devant eux, le soldat ne se livre pas, se méfie, et un officier qui voudra tenter de décrire comme moi cette vie étrange de la tranchée n’aura jamais connu si ce n’est quelques fois par surprise les vrais sentiments, le véritable esprit, le net langage du soldat ni son ultime pensée."
Néanmoins, on se gardera de généraliser à partir du seul témoignage de Barthas. D’abord, parce qu’un seul témoignage ne saurait suffire. Ensuite, parce que ce témoignage est fortement orienté par les convictions pacifistes et antimilitaristes de l’auteur. En effet, à quelques rares exceptions près, tous les officiers et sous-officiers sont des incapables, des brutes sanguinaires, uniquement soucieux de leur confort et de leur avancement, multipliant brimades et humiliations à l’encontre des soldats du rang. Au contraire de ce que prétendent les communiqués officiels et les journalistes de la "presse servile", au contraire de ce que pensent les civils abusés par ce "bourrage de crâne", au contraire de ce qu’espèrent officiers et sous-officiers, Barthas et les autres soldats du rang – Français et Allemands – font la guerre sans aucun enthousiasme, patriotisme ni haine de l’ennemi. Ils sont des victimes, des martyrs, du bétail qu’on conduit à l’abattoir. Ils n’espèrent rien d’autre que sauver leur peau et ne marchent que galvanisés par l’alcool, trompés par les ruses des officiers, sous la menace du conseil de guerre ou des "sergents marchant en serre-file pour faire marcher les traînards et les abattre à coups de revolver à discrétion."
Face à cette "Terreur militariste", la seule résistance possible est collective. Elle prend la forme des fraternisations entre soldats français et allemands et des mutineries qui se font, "bien entendu", au chant de "L’Internationale qui sera toujours l’hymne des opprimés, des malheureux qui exaltent leurs plaintes, leurs espérances." Contre "les riches embusqués qui laissaient [se] battre ceux qui n’avaient rien à défendre", Barthas convoque alors toute la mythologie du Grand Soir : "la même communauté de souffrances rapproche les cœurs, fait fondre les haines, naître la sympathie entre gens indifférents et même adversaires. Ceux qui nient cela n’entendent rien à la psychologie humaine. Français et Allemands se regardèrent, virent qu’ils étaient des hommes tous pareils. Ils se sourirent, des propos s’échangèrent, des mains se tendirent et s’étreignirent, on se partagea le tabac, un quart de jus ou de pinard. Ah ! si l’on avait parlé la même langue ! Un jour un grand diable d’Allemand monta sur un monticule et fit un discours dont les Allemands seuls saisirent les paroles mais dont tout le monde comprit le sens, car il brisa sur un tronc d’arbre son fusil en deux tronçons dans un geste de colère. Des applaudissements éclatèrent de part et d’autre et L’Internationale retentit. Ah ! que n’étiez-vous là, rois déments, généraux sanguinaires, ministres jusqu’au-boutistes, journalistes hurleurs de mort, patriotards de l’arrière, pour contempler ce sublime spectacle ! Mais il ne suffisait pas que les soldats refusassent de se battre, il fallait qu’ils se retournent vers les monstres qui les poussaient les uns contre les autres et les abattre comme des bêtes fauves."
Au final, entre l’école de la contrainte et l’école du consentement patriotique, la vérité est certainement dans un entre-deux : certains soldats furent des patriotes, d’autres ne furent sensibles qu’à la contrainte, beaucoup évoluèrent sans doute d’un sentiment à l’autre au gré des événements et des émotions.