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Zimbalist: « Ils jouaient presque de mémoire »
Jeff et Michael Zimbalist sont les réalisateurs du documentaire "The Two Escobars", retraçant les noces secrètes des cartels de la drogue et du football colombien. A l'arrivée: deux meurtres, celui d'Andres et Pablo Escobar.
Pourquoi en êtes-vous venus à lier les deux vies de Pablo et Andres Escobar dans un documentaire ?
Ce n’est pas par facilité scénaristique, mais bien parce qu’à ce moment très précis de l’histoire de la Colombie, il n’était pas possible de séparer l’identité nationale du quotidien. Nous savions que notre film ne devait pas être trop anglé « pacte avec le diable » mais faire ressortir la passion que les deux Escobars ont générée, tout ce côté totalement irrationnel. Il fallait faire émerger deux points de vue : le point de vue de celui à qui Pablo a offert les soins à domicile, l’accès à l’éducation et des terrains de foot, qui le voit comme un Robin des Bois face à l’élite colombienne et le point de vue de celui qui perdu des membres de sa famille à cause d’actes de violence, ce qui a dans le même temps aussi divisé le pays. Parfois, ces deux points de vue pouvaient se retrouver chez une seule et même personne. Cette contradiction, c’est le sujet du film.
Le pouvoir avait-il compris l’importance du football ?
A cette époque, le président avait lancé le pays dans une vaste campagne de communication et de relations publiques internationale, dont la sélection nationale de football était la pierre angulaire. Dans le même temps, il est impossible de comprendre cette équipe et la relation entre les joueurs sans connaître l’influence des narcotrafiquants et sans mettre à jour les ressorts de la violence dans le pays à l’époque. En Colombie, la ferveur et l’engouement du peuple pour le football devait passer par le patriotisme. C’était vital. En Colombie, le terrain est vraiment une extension des bureaux, salles de commissions et antichambres du pouvoir où se prennent les décisions.
La sortie de boîte d’Andres, lors de laquelle il se fait tuer, c’est surtout un fait divers…
Le meurtre d’Andres Escobar est imbriqué dans un processus plus complexe, où tous les pans de la société colombienne d’alors ont été partie prenante. Comprendre ce mariage secret entre les millionnaires de la drogue et l’équipe nationale ne peut se réduire à comprendre le jeu de l’équipe, mais doit s’analyser comme un phénomène socio-politique. Dans la gigantesque campagne de communication alors engagée par le gouvernement, Andres Escobar émergeait comme le porte-parole non de l’équipe mais du pays. Il était devenu une sorte de guerrier pour son pays, plus qu’un porte-parole, l’incarnation d’un combat. Beaucoup blâment aujourd’hui les joueurs parce qu’ils avaient développé des amitiés avec les barons de la drogue. Mais dans le contexte d’alors, cela faisait partie d’un processus social presque normal.
L’équipe était-elle populaire ?
Les principaux reproches qu’on leur adressait alors portaient sur leur supposée arrogance et la distance qu’ils mettaient avec le public. Certains ne signaient plus d’autographes, d’autres ne serraient plus les mains. Nous avons voulu montrer la complexité de la situation qui empêche de blâmer sans comprendre. Personne ne peut blâmer leur jeunesse d’alors : ils étaient en mission et avaient à gérer la pression de tout un pays sur leurs épaules. A l’époque, leur comportement était toléré. On ne peut pointer leurs faiblesses sans comprendre : l’équipe nationale colombienne a été un modèle particulièrement innovant de propagation d’espoir visant à détruire un processus de violence. Plusieurs membres du staff technique nous ont dit que les joueurs d’alors jouaient quasiment de mémoire, par réflexe, dans la mesure où la base de l’équipe reposait sur des joueurs du même club : l’Atletico Nacional.
Les joueurs n’ont pas su ou pu gérer l’après coupe du monde…
Les joueurs ont toute leur vie dû faire face non pas à la réalité mais à la réaction des gens face à la réalité. Higuita a sauvé une fille qui était kidnappée mais c’est son lien avec les barons qui a été retenu comme chef d’accusation, parce que le gouvernement avait alors comme objectif premier de bien séparer aux yeux de l’opinion les narcotrafiquants et le football. Pour rappel, les mafieux et les joueurs de football ne touchaient pas, le plus souvent, à la drogue, ils pouvaient devenir fous si leur famille y touchait. C’était un produit à vendre, rien d’autre. La Colombie a toujours eu de grands joueurs : en 1998, ils étaient encore bons, il ne faut pas l’oublier. Leur vraie difficulté aura été de se structurer, à tous les niveaux, pour conserver leurs talents au pays. Il y avait alors de l’argent dans le football en Colombie au début des années 90 pour les garder et suffisamment aussi pour faire venir les étrangers afin de structurer le sport colombien. Mais plusieurs facteurs, dont la mort d’Andres Escobar, ont conduit de nombreux joueurs à purement et simplement arrêter de jouer, d’autres à partir, et au final, rien n’a pu être conservé de manière pérenne. En 1993, il y avait peu de Colombiens à l’étranger. Il y en a presque une centaine aujourd’hui, sans que le championnat national soit pour autant mieux structuré.
Propos recueillis par Brieux Férot.