Le plan machiavélique de João Havelange
Saldanha est aussi un homme hautement politisé, affichant une préférence idéologique claire pour la couleur rouge. Membre du parti communiste brésilien à une époque où il n’est pas admis, il fonctionne en esprit libre dans une société qui ne l’est plus vraiment depuis 1964 et l’arrivée au pouvoir par coup d’État des militaires. La situation de son pays renforce Saldanha dans ses convictions. Il poursuit ses activités militantes et n’use d’aucune langue de bois lorsqu'il s’agit de pratiquer son métier, critiquant lorsqu'elle le mérite la sélection nationale, le joyau de la patrie. Or justement à cette époque, les Brésiliens traversent une petite crise footballistique à la suite de la désillusion du Mondial 66 et cette vilaine élimination au premier tour. Les sélectionneurs s’enchaînent, sans réussite, ce qui met sous pression la Fédération, dont le président est un certain João Havelange. Celui qui deviendra président de la FIFA de 1974 à 1998 a alors une idée aussi brillante que machiavélique : pour calmer les critiques des journalistes locaux, pourquoi ne pas nommer l’un d’eux au poste ? C’est ainsi que Saldanha l’inexpérimenté se voit proposer cette inattendue opportunité, qu’il va saisir brillamment. Pour son premier match sur le banc, le 6 août 1969, c’est pourtant un périlleux déplacement à Bogota qui s’annonce pour le compte de la première journée des qualifications au Mondial 1970. Pas un cadeau, mais d’un doublé, Tostão se charge de battre les Colombiens 2-0 et de mettre son équipe et son nouveau sélectionneur dans des conditions idéales. En confiance, les hommes de Saldanha vont enchaîner six victoires en six matchs de qualification durant cet été 1969, marquer 23 buts et n’en encaisser que 2. Colombie, mais aussi Paraguay et Venezuela volent en éclats face à ce Brésil ultra-offensif, peut-être plus offensif qu’il ne l’a jamais été : un 4-2-4 avec Jairzinho, Tostão, Rivelino, Pelé et Gerson repositionné plus bas, sans oublier Edu et Paulo Cesar sur les ailes. Que des numéros 10 dans sa team. Une folie qui paie, une boucherie pour les adversaires.Pelé ? Trop lent, trop myope
Et pourtant, Saldanha ne fait pas l’unanimité, avec une décision qui cristallise la critique : son refus de sélectionner Dada Maravilha, le buteur et l’idole de l’Atlético Mineiro. Son entraîneur Yustrich, qui a occupé le poste de sélectionneur l'espace d'un petit match en 1968, fait part de son mécontentement. Il sera quitte pour une visite de Saldanha au centre d’entraînement du club de Belo Horizonte, le revolver sorti de la poche pour calmer son rival jaloux. Surtout, c’est le président, un certain Emilio Garrastazu Médici, qui réclame lui aussi la sélection de Dada « Dario » Maravilha. Il le fait savoir, ce que Saldanha apprécie moyennement. « Le président choisit ses ministres, moi je choisis mon équipe, rétorque-t-il, avant de se justifier. C'est un bon joueur, mais pas assez pour mon équipe. Si j'accepte Dario, c'est une humiliation et je ne vais pas me laisser humilier. » Une telle posture lui offre un surnom classe – « João sans peur » –, mais le met surtout en danger. Car Médici est un dur, le plus dur des dirigeants brésiliens de l’époque, un homme qui mène une répression terrible des mouvements sociaux et fait la guerre à une partie de son peuple, dont beaucoup d’amis de Saldanha-le-rouge. Ce dernier s’en fout, dictature ou pas, il entend mener sa sélection comme il l’entend, sans contrainte de personne, pas même du plus haut et du plus autoritaire personnage de l’État. Crime de lèse-majesté, ce sélectionneur sans concession va même jusqu’à remettre en cause le statut d’indéboulonnable de Pelé lui-même. Il l’accuse d’être myope, lent, de ne plus être au niveau. Quelques jours après avoir refusé de rencontrer Médici à Porto Alegre ( « Je n'aurais aucun plaisir à serrer la main d'un homme qui a tué plusieurs de mes amis, balance-t-il. Je ne sais pas si c'est lui qui a donné l'ordre ou s'il a laissé faire. Ce qui est sûr, c'est que plus de trois cents personnes sont mortes sous ce gouvernement, le plus assassin de l'histoire du Brésil. » ), il convoque en mars 1970 une liste de joueurs pour disputer un match de préparation face au Chili, dans laquelle ne figure pas Pelé... C’en est trop pour Médici, trop aussi pour Havelange, Saldanha est débarqué et remplacé par le docile Mario Zagallo. La suite est connue pour l’équipe nationale en partance pour le Mexique... Quant à João-sans-peur, il redevient journaliste, l’un des plus populaires au pays malgré son ton toujours plus acerbe et ses critiques de la modernisation du football, la marchandisation des footballeurs, de l’individualisation du jeu et des tactiques de plus en plus défensives... Les poumons rongés par une addiction à la cigarette, il s’éteint le 12 juillet 1990, quatre jours après la fin du Mondial le plus défensif de l'histoire.
Par Régis Delanoë
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