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Quand le milliardaire du foot était rouge…

Nicolas Kssis-Martov
7 minutes
Quand le milliardaire du foot était rouge…

Lens et son Azéri invisible, le PSG et ses Qataris omniprésents, Monaco à l'accent russe… Le capitalisme du foot français est de plus en plus mondialisé. Même Sochaux, emblématique d'un certain paternalisme patronal bien de chez nous (certes exilé fiscalement en Suisse) va peut-être changer de main. Pourtant, fut un temps, il arrivait que le propriétaire ait d'autre idées en tête que le seul profit. Du moins en principe. Voici la belle et terrible histoire du milliardaire rouge Jean-Baptiste Doumeng, ou comment un homme d'affaire communiste du Sud-Ouest faillit tuer à la fois le foot à Toulouse et en banlieue rouge. L'enfer est pavé de bon internationalisme...

À ce rythme, le TFC et le Red Star semblent destinés à se revoir bientôt en L2, bien que leurs trajectoires sportives soient effectivement contraires. Leurs destins firent même par le passé davantage que se croiser, au point de déboucher en 1967 sur la plus improbable fusion de l’histoire du foot pro. Derrière cette idée folle, un personnage de roman de gare, perdu quelque part entre Cyrano, Rastignac et Depardieu : Jean-Baptiste Doumeng. Le personnage vaut le détour. Fils de métayer de Haute-Garonne, entré en communisme contre l’avis du paternel en 1935, engagé dans la résistance, il prendra la tête après guerre d’un des plus gros groupes agroalimentaires français (Interagra fondé en 1949, soit quarante sociétés et 300 coopératives), après s’être lancé d’abord avec bonheur, en tout cas pour lui, dans l’importation de tracteurs tchécoslovaques (dont nous manquions paraît-il cruellement à la Libération). Un type qui, du haut de sa fortune (à sa mort, en 1987, son « empire » valait l’équivalent de 4,5 milliards d’euros), clamait qu’il préférait sa carte du parti à son siège de PDG, tout en prenant son jet privé pour se rendre à Moscou, ou expliquer en 82 dans l’émission de Polac Droit de réponse « qu’un milliard pour lui, c’est rien » . Car JB avait le sens de la formule : « Mes sociétés sont bien plus que milliardaires et elles ne sont pas communistes, et moi je suis communiste et pas milliardaire » .

Le Téf comme moteur à notoriété

Ce paradoxe – bon – vivant, inconditionnel de l’URSS, au point de se fâcher avec le PCF quand il le trouvait trop tiède dans son soutien inconditionnel à la « patrie du socialisme » , savait par exemple s’acoquiner avec les Rothschild pour se rapprocher des Pompidou. Il servait aussi d’intermédiaire à Poniatowski pour les rencontres entre Brejnev et Giscard. Et ce grand amoureux de la vie, des bonnes choses qu’il ne faut pas laisser à la bourgeoisie, des jolies filles sur le port de Saint-Tropez et de l’Internationale sous le soleil couchant du Kremlin, adorait aussi passionnément le foot. Il tenta donc, fidèle à lui-même, d’y laisser sa marque. Son gabarit et son accent l’auraient plutôt orienté a priori vers le rugby. Peut-être que ce sport était déjà trop préempté par les socialistes ? Surtout, sa jeunesse fut d’abord celle d’un tripoteur de ballon rond avant que l’appel de la politique ne se fasse entendre. Un tempérament ne se commande pas. Il ne renonça jamais au caviar par fidélité au marxisme non plus. Ce sera donc le foot…

C’est ainsi qu’en 1961, Jean-Baptiste Doumeng devint président du TFC première époque. Dans cette ville, fief des « frères ennemis » SFIO – on est alors très loin du programme commun -, l’enfant du pays veut se faire reconnaître. Comme l’explique l’historien Philippe Robrieux dans son Histoire intérieure du Parti communiste, il avait d’abord « une stature régionale » et son rachat du TFC s’inscrivait dans cette logique. Il s’agissait pour lui de compléter son éventail de notable, à coté de la politique (maire de Noé de 1959 à 1977 et conseiller général du canton de Carbonne de 1970 à 1976), de dirigeant du syndicalisme et de coopératives agricoles, sans oublier ses réseaux économiques. Son pragmatisme lui permit d’ailleurs de parfaitement se fondre dans ce nouvel univers, comme il avait appris auparavant à naviguer dans les couloirs de la finance internationale et de la diplomatie informelle. Il convainc déjà Kader Frioud de venir redresser les résultats de l’équipe en 1964, après son remarquable travail chez les Crocodiles nîmois. Les Toulousains touchent grâce à lui au graal d’une participation à une Coupe d’Europe (celle des villes de foires) où ils se font malgré tout étriller par les Roumains du Dinamo Pitesti. Il s’avère aussi être un très bon négociateur pour récupérer des joueurs, alors que règnent encore les « contrats à vie » si vivement dénoncés par Kopa. Mahi Khennane témoigne ainsi comment « Monsieur Jean-Baptiste Doumeng, le président de Toulouse, s’est finalement mis d’accord avec Monsieur Girard, en contrepartie du transfert d’Alain Jubert vers le SRUC plus de l’argent. Du coup, j’étais très heureux de pouvoir signer à Toulouse » . Peut-être seule dimension « idéologique » de cette période toulousaine, la présence d’Abderrahmane Soukhane dans le onze, un ancien de l’équipe du FLN.

L’incroyable fusion

Toutefois, si, quelque part, le bonhomme laissera son nom dans l’histoire du foot français, c’est pour avoir presque failli liquider le foot pro dans la ville rose. Il décida en effet, fatigué de ses relations plus que tendues avec Louis Bazerque, maire SFIO, qui se lance alors dans de grands travaux pour moderniser la cité et ne lui apporte pas, selon lui, le soutien financier que réclament les ambitions du club, de procéder en 1967 (année où sort Playtime, film qu’il a produit pour son ami Jacques Tati) à une fusion surréaliste avec le Red Star. Cette opération digne du transfert des Dodgers de Brooklyn à Los Angeles, comme l’autorise encore le règlement de la FFF, provoque un tollé, sans jamais le faire changer d’avis. Le TFC disparaît, et le club audonien – en seconde division – récupère le tout, dont l’effectif et le staff. Ce coup de tonnerre assaisonne tous les ingrédients du bâton merdeux : doutes financiers, vengeance politique (passage d’une ville SFIO à une mairie PCF) et folie des grandeurs. Certains joueurs toulousains refusent évidemment de prendre le chemin de l’exode. Pierre Dorsini, un des piliers du club, en profite pour arrêter sa carrière de joueur. Jean Petit, plus jeune, ne rallie pas la région parisienne. Il signe, avec d’autres ex-Toulousains, à Bagnères-de-Luchon (Haute-Garonne) en championnat de France amateur (CFA), le National de l’époque. Un club pro ne renaîtra qu’en 1971 avec la création de l’UST, aidé cette fois-ci par la municipalité, qui lui laisse utiliser le Stadium. Pierre Dorsini en deviendra l’entraîneur en 1972. En 79, il reprend le titre de TFC.

Doumeng continuera de réapparaître occasionnellement dans le foot français. Il catapulte en 67 par exemple Just Fontaine à la tête des Bleus, sans grand succès d’ailleurs : « En plus, raconte l’ancien buteur des bleus en 58 dans Le Mirroir du football, j’étais président du Syndicat des joueurs et imposé au poste de sélectionneur par le milliardaire communiste ! J’avais tous les dirigeants contre moi. Et la deuxième rencontre, c’était contre l’URSS, championne d’Europe alors, qui n’avait pas perdu un match cette année-là : au Parc des Princes, on mène 2-1 à la mi-temps. Je peux vous dire que les dirigeants dans les tribunes, ils faisaient « pouet pouet », parce que si on avait gagné, peut-être que j’y serais encore ! » En 1968, il signera même le texte des occupants du siège de la FFF pendant les événements de mai, bien que François Thébad, un des leaders de ces soixante-huitards du ballon rond, jure que les convictions politiques du monsieur n’y soient pour rien. Son dernier grand geste footballistique sera apparemment sa négociation avec Daniel Hechter, qui, en 1972, cherchait un point de chute pour ses ambitions de grand club dans la capitale. Doumeng voulait vendre de son coté le Red Star, mais il regarda avec beaucoup de scepticisme cet aréopage d’ « un couturier, une vedette de cinéma, un producteur du showbiz et un publicitaire à chemise rose » . « Ça ne fait pas un peu trop pop pour le football ? » , aurait-il confié à son interlocuteur.

« Je préfère un gaulliste intelligent à un communiste con »

On est en droit de douter de la mémoire du créateur de mode pour le mot « pop » . Il lui aurait également confié : « Vous savez, je suis communiste et je le revendique, mais, malgré tout, je préfère un gaulliste intelligent à un communiste con » , avant de le mettre en garde contre la mairie coco de Saint-Ouen, qui effectivement fera capoter le projet. En 1972-1973, les Audoniens sont relégués en D2. Doumeng jette l’éponge. Le club remontera l’année suivante, devançant le PSG et l’US Toulouse. Chant du cygne ! Doumeng quitte définitivement le petit monde du foot pro et retourne endosser son costume de bon émissaire entre l’Est et l’Ouest. Il meurt en 1987 à Noé, dans sa Haute-Garonne. Fidel Castro enverra une couronne de fleurs. Quand même.

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Nicolas Kssis-Martov

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