Philippe Gastal, vous êtes le conservateur du musée des Verts. Quelles pièces majeures de ces temps forts que sont les derbys peut-on retrouver sur place ?
Pour chaque réception à Geoffroy-Guichard, nous faisons une vitrine spéciale. En l’occurrence pour aujourd’hui, on retrouve une Une de France Football de 1964 avec Rachid Mekhloufi en pleine action, dans un derby important dans l’histoire : deux équipes bien placées au classement, un record d’affluence battu, tout comme pour celui de la recette, qui datait d’un match de Coupe d’Europe contre les Rangers sept ans plus tôt. La victoire des Verts (2-1) allait les propulser vers leur deuxième titre de champion. Lyon avait pourtant une belle équipe avec Nestor Combin et allait rencontrer le Hambourg d’Uwe Seeler en quarts de finale de Coupe des coupes. On a aussi un billet personnel d’un match de décembre 1978, que l’ASSE avait gagné 3-0, avec un premier but signé Bernard Lacombe. (…) D’ailleurs, celui-ci avait du mal à marquer et Piazza lui avait promis que s’il y arrivait contre Lyon, il lui cirerait les chaussures le reste de la saison. Et la troisième pièce, hautement symbolique, c’est le programme du dernier match remporté à la maison face à Lyon, le 6 avril 1994, où Gérald Passi fait la une. Si on nous avait dit à l’époque ce qui nous attendait… C’était le dernier match de Joseph Antoine Bell, et son homologue Pascal Olmeta s’était rasé pour ne laisser que le numéro 1 derrière le crâne. Sinon dans le musée, on retrouve également une vitrine derby avec le fanion du centième rendez-vous du 25 septembre 2010, et les unes de L’Équipe rattachées. La veille, le titre était « Qui c’est les plus forts ? » Et le lendemain, le « C’est les Verts » avait permis l’une des plus fortes ventes sur les dernières années.
Vous êtes considéré comme la mémoire vivante de l’ASSE, que vous avez vue pour la première fois lors de la finale de la Coupe de France 1970, où Nantes avait été balayé (5-0) à Colombes. Quid du premier derby ?
C’était quelques semaines plus tard, le 3 octobre 1970, après un match de Coupe d’Europe contre Cagliari. Il n’y avait pas grosse affluence. Le match s’était conclu par une victoire 1-0. Je m’en rappelle avec les yeux d’un gamin de 9 ans. Voir Salif Keita, Bosquier, Carnus, Larqué, Bereta, Revelli… Je me souviens du but de la tête de Keita sur un centre de Bereta. En face, il y avait du beau monde, même si Di Nallo avait pas mal vendangé… À l’époque, il y avait aussi une voie ferrée devant Geoffroy-Guichard et le bus des supporters lyonnais était stationné sur cette voie. Un train qui passait par là avait été arrêté.
Dans toute l’histoire, quelle est le millésime qui a suscité le plus de passion et de bons souvenirs auprès du peuple vert d’après vous ?
En octobre 1969, les joueurs lyonnais étaient venus voir l’ASSE jouer contre le Bayern Munich, qui regroupait trois quarts de l’équipe d’Allemagne demi-finaliste de la Coupe du monde 1970 (victoire et qualification des verts en 16es de finale de C1, ndlr). Et l’ASSE accueillait ces mêmes Lyonnais quelques jours après ce match et s’étaient imposés 7-1 contre l’OL. C’était un festival, ça a marqué les esprits, et des deux côtés. D’autant plus qu’il y avait encore eu 6-0 au retour. Sinon, je dirai un peu plus tard, en D2, avec un Robert Herbin coach de l’OL. L’ASSE avait gagné 5-1. Pour en avoir parlé avec « Robbie » , il avait été très marqué, avait eu beaucoup de mal à digérer cet épisode.
Et celui ou ceux qui ont laissé le plus de mauvais souvenirs ?
Oh, ce sont surtout les derniers, avec ces sept défaites consécutives à la maison. Si on pouvait éviter le grand huit et au moins casser la spirale de la défaite… Ça sera quand même compliqué avec le match de Ligue Europa cette semaine et cette bonne équipe lyonnaise qui fait de belles choses cette année.
Dans l’histoire, on retrouve des anecdotes à la pelle. On le sait peu, mais joueurs lyonnais et stéphanois ont été associés pour affronter en amical la Hongrie de Ferenc Puskás, dans les années 1950, n’est-ce pas ?
Oui, Bill Domingo était le capitaine ce jour-là et m’en avait parlé. D’ailleurs, l’association Lyon Saint-Étienne s’était lourdement inclinée à Gerland (3-7, le 6 juin 1956). La Hongrie des années 50, c’était ce qui se faisait de mieux. J’ai une photo, où Puskás, le capitaine, est avec Bill Domingo en face de lui. Ce dernier m’avait expliqué qu’il n’avait jamais marqué lors d’un derby et avait réussi ce jour-là aux côtés des Lyonnais (un but et un CSC, ndlr). Beaucoup des plus anciens des supporters des Verts se rappellent du match fou de 1962, qui s’était terminé sur le score de 5-4…
Le plus spectaculaire, ça serait sans aucun doute le 5-4 de 1963 ?
Ah oui, neuf buts dans un match, avec un score de 4-3 pour Lyon à sept minutes de la fin…. André Guy avait marqué les deux derniers buts. Les deux gardiens, Aubourg et Bernard, étaient les deux gardiens de l’équipe de France. D’ailleurs, pour l’anecdote, André Guy, un garçon qui a été un des plus grands buteurs du club, a porté les deux maillots. Et pour la dernière finale de Coupe de France à Colombes, en 1971, avec Rennes-Lyon (1-0) à l’affiche, il avait marqué le seul but sur penalty… après avoir quitté Lyon à Noël pour la Bretagne !
L’an dernier, Joël Bats a suscité la fureur des supporters stéphanois, avec son écharpe accrochée au filet. Mais peut-on le ranger dans la même catégorie que la provocation de Georges Bereta en 1967…
Euh, non… Il faut se rappeler du contexte, qui était plutôt sympa pour Bereta. Sainté avait en fait été éliminé en coupe à Annecy par Lyon. L’entraîneur Jean Snella avait alors dit que Lyon jouait la « carotte » , ne se livrait pas beaucoup. Quelques semaines plus tard, les deux équipes se retrouvent dans le Forez et les supporters de l’OL amènent des cageots entiers de carottes, qu’ils balancent sur la pelouse. Et Bereta en avait croqué une. À l’époque, ça se chambrait gentiment. Ça n’arrivait jamais ou presque que ça en vienne aux mains. Donc par rapport à 2013, la mentalité et le message délivré ne sont pas les mêmes, je pense.
Autre anecdote, il paraît que la panthère noire Salif Keita, pourtant prolifique lors de ces rendez-vous, n’aimait pas vraiment jouer contre l’OL…
Non, il les craignait énormément. Il lui arrivait de mettre des protège-tibias à la fois devant et derrière sa jambe. Ce n’étaient pas des poètes à Lyon à l’époque et lui avait le jeu à se faire casser. Albert Batteux disait qu’il y avait du pelé chez ce garçon, avec son jeu tout en dribble. Les joueurs adverses étaient comme des quilles. Donc avec des garçons comme Mihajlović, Lhomme, Domenech… Des gars qui s’occupaient plus de la poupée que du ballon…
À l’inverse, quels ont été les Verts qui étaient vraiment habités, transfigurés par ces rencontres ?
Je dirais Jérémie Janot dernièrement. Le pauvre a connu tellement de derbys malheureux, notamment face à Juninho. Mais il était vraiment habité. Je pense d’ailleurs que les formés à l’ASSE le sont beaucoup plus, et cela doit être pareil à Lyon. Après dans le passé, il y avait beaucoup plus d’engouement pour les Saint-Étienne-Marseille, notamment dans les années 70. Malgré la rivalité régionale, les joueurs étaient plus concernés par ces chocs face à Marseille. Même si c’est vrai qu’un garçon comme Bereta a toujours fait des derbys exceptionnels. C’étaient de sacrées joutes, sur et en dehors du terrain, verbales parfois… Il y a eu des tours de manivelle assez saisissants.
Vous parliez de Robert Herbin tout à l’heure… Avez-vous eu des échanges avec ceux qui l’ont joué dans les deux camps sur la façon dont ils appréhendaient la chose ?
Robert Herbin le considérait comme un autre match. Et il devait tenir le même discours à Lyon. C’était sa manière d’appréhender, mais il avait raison, je crois. Si on regarde les derniers derbys, les Stéphanois se sont mis trop de pression parfois.
Depuis les années 2000, la rivalité entre les deux clubs est très exacerbée, pour ne pas dire cultivée quand on lit certaines déclarations incendiaires des divers états-majors. Qu’en était-il durant les décennies 1960 à 1990 ?
On attribue les premières déclarations fracassantes à Roger Rocher, mais c’est Pierre Faurand, le président de 1952 à 1959, qui a lancé ça. C’est pour le derby en 1954, très attendu, qu’il avait lâché le fameux : « En matière de foot, Lyon reste la banlieue de Saint-Étienne. » Puis elle a été reprise par Rocher. Donc il y avait déjà de petites phrases. C’est plus avec l’arrivée des ultras au tournant des années 1980 et 1990 que ça s’est tendu. Puis cela a été bien entretenu par quelqu’un comme Raymond Domenech, avec des phrases parfois déplacées. Ça fait partie du folklore d’avant-match.
Pour conclure, comment qualifieriez-vous ce derby, qu’est-ce qui fait sa particularité ?
Je pense que c’est avant tout une confrontation dont on a besoin. Pour avoir vécu des Nice-Monaco ou des Lens-Lille, on ne peut pas comparer. Il n’y a qu’un seul vrai derby en France, c’est celui-ci. Il prend tout son sens, dans le sens anglais du terme. 58 km séparent les deux villes, donc à partir de là… Ce n’est pas pour rien s’il figure parmi les dix plus grands matchs par Canal+. C’est un derby avec un grand D. Et celui précédant le match de Coupe d’Europe contre l’Hajduk Split en 1974, qui allait lancer l’épopée des Verts, en était un, de grand derby. Il y avait tout eu dans ce match. Une grande rivalité, avec des blessés de chaque côté. Hervé Revelli avait joué avec l’avant-bras cassé et je revois Merchadier lui déposer le ballon sur la tête avant qu’il ne marque dans un angle impossible. C’était un contexte vraiment particulier.
Lyon, au carrefour de ses ambitions