- Billet d'humeur
- Vikash Dhorasoo
On ne construit rien sur la peur de perdre
«{ On a perdu, on a gagné, on s'est bien amusés} » disaient les jeunes de Callela de la Costa, dans «{Le foot ombre et lumière} » d'Eduardo Galeano.
A l’issue d’un match au cours duquel l’Uruguay écrasa le Chili 4 buts à 0, les autorités chiliennes demandèrent l’annulation du match pour triche : l’équipe uruguayenne était accusée d’avoir utilisé deux joueurs africains, dont l’un des buteurs. Les joueurs en question s’appelaient Isabelo Gradin et Juan Delgado, tous deux nés en Uruguay, arrières-petits-fils d’esclaves. Nous étions en 1916 et l’Uruguay était la seule équipe au monde à aligner des joueurs dits de couleur. Près d’un siècle plus tard, une tragi-comédie anachronique vient démontrer une fois de plus que l’histoire n’est pas plus droite qu’un dribble de Garrincha.
Accuser de racisme les techniciens du football qui ont participé à la fameuse réunion dite des « quotas » à la Fédération Française de Football est absurde et empêche de réfléchir aux enseignements de cette crise. Aussi absurde et stupide que de résumer l’épisode du bus de Knysna à un caprice d’une bande de « caïds immatures » et surpayés. De notre point de vue, ces deux événements médiatiques ont mis un coup de projecteur sur les problèmes structurels de ce que l’on appelle le foot français (il s’agit en réalité de la gestion de l’industrie du football professionnel français).
– Anachronique
Nous vivons dans un monde dans lequel la France, dont les qualités de terre d’accueil ont construit son identité, forme des ingénieurs, des médecins, des artistes ou des mécaniciens qui font parfois bénéficier d’autres pays, voire leur pays d’origine, de leurs compétences et talents. Cela s’appelle la coopération, l’échange de compétences, la solidarité. L’Inde, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Sénégal ou l’Uruguay font de même, et certains de leurs passeports posent leurs valises en France. La France fait par ailleurs partie d’une entité politique et économique qui s’appelle l’Europe, fruit des leçons tirées de deux guerres mondiales, et à l’intérieur de laquelle on peut étudier et se déplacer librement. C’est dans ce monde que naissent nos enfants, et c’est quand même pas mal. Les réflexions de nos techniciens du football autour de la binationalité sont gênantes lorsqu’elles assimilent la binationalité à la détention potentielle d’un passeport africain (les apprentis joueurs franco-allemands, franco-espagnols, franco-polonais, franco-belges ou franco-argentins ne poseraient donc pas de souci…). Ces réflexions sont surtout le symptôme d’une déconnexion totale de la réalité du monde entourant le ballon. Le football est le sport le plus populaire de France, un jeu riche en enseignements et un lien social formidable. Malheureusement, la Fédération Française de Football est aujourd’hui déconnectée de la société française et de la planète. C’est embêtant.
– On ne construit rien sur la peur de perdre
« La société française, la mondialisation, mais on s’en fout ! On nous demande juste de gagner, et surtout de ne pas perdre… » . Nous pensons que gagner n’est pas un objectif en soi. Le football est riche parce qu’il est jeu, parce que le perdant peut avoir mieux joué que le vainqueur, parce qu’on peut prendre un plaisir dingue et perdre, parce qu’on est toujours le perdant de quelqu’un. Parce qu’on peut gagner en s’emmerdant ou en emmerdant les autres. L’adhésion à un sport ne peut être basée sur la victoire, par définition aléatoire et peu prévisible, particulièrement dans un sport collectif. A contrario, la manière dont on joue, dont on parle, dont on aime un sport peut faire école. La discussion « quotas » a révélé que la peur de perdre avait pu amener des gens censés et intelligents à envisager d’exclure des adolescents d’une filière leur permettant de s’épanouir et de s’exprimer ! « On ne va quand même pas dépenser nos moyens pour les autres ! Et si on formait des footballeurs pour ‘rien’ » ? « « Rien » ? c’est à dire pour qu’ils aillent jouer à l’étranger et « nous » battre un jour…La belle affaire ! Il est vrai qu’en 2002 les meilleurs joueurs formés en France avaient tous choisi le Sénégal…
– L’absence de démocratie mène à l’endogamie et aux difficultés respiratoires
La FFF, à l’image de notre société, se révèle incapable de traduire la diversité de ses licenciés dans sa gouvernance. Tous les statuts et autres règlements intérieurs semblent avoir été conçus pour décourager les joueurs, la majorité du monde amateur et, plus que tout, toute personne extérieure au monde du ballon rond de participer à la vie de cette Fédération. Cette endogamie finit par sentir le renfermé, ne favorise en aucun cas la créativité et la remontée d’informations du terrain. Elle favorise par contre la surdité et l’aveuglement, comme lors de la fameuse réunion incriminée. C’est l’ouverture et la mixité qui permettent de se régénérer. Si la pièce avait, ce jour-là, été remplie de personnes, hommes et femmes, jeunes et plus expérimentés, représentant la diversité et la beauté de la société française, on peut facilement imaginer que la discussion aurait pris une autre tournure. Si ces techniciens du football ne comprennent en rien le procès qui leur fait, c’est que leur formation et leur quotidien ne leur donnent pas forcément les moyens de penser de type de problèmes.
Sanctionner de supposés coupables de racisme ou de discrimination(s) ne nous semble pas forcément justifié ou opportun dans cette affaire. Il nous semble en revanche plus qu’urgent de questionner les objectifs, le fonctionnement et la politique d’une Fédération qui ne fédère plus que ses dirigeants. Le Football est un lien social, nous militons pour qu’il reste durable et joyeux.
Vikash Dhorasoo & Pierre Walfisz, cofondateurs du Mouvement Tatane
Par