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Neil van Schalkwyk, en avant la musique
Tandis que résonnent les vuvuzelas en Guinée-équatoriale, un homme se frotte les mains dans l'ombre. Son nom ? Neil van Schalkwyk. Visionnaire, l'entrepreneur sud-africain a été le premier à commercialiser la trompette, devenue une référence en Afrique et en Europe.
« L’efficacité dépend de votre capacité pulmonaire. Le secret, c’est de propulser de petites giclées d’air d’une demi-seconde chacune » raconte d’une voix lancinante un petit homme au teint mat et au visage émacié, tout heureux de souffler dans sa trompette en plastique, avant d’éclater d’un petit rire forcé : « Certains sont naturellement plus doués que d’autres » . Lui, c’est Neil van Schalkwyk, l’inventeur du vuvuzela. Enfin, plutôt l’entrepreneur qui l’a démocratisé, à l’orée de la Coupe du monde 2010. Populaire en Afrique du Sud, critiqué partout ailleurs, son instrument aura au moins eu le mérite de rassembler des hommes que tout oppose, pour les plonger dans la consternation. « Sur le terrain, il était absolument impossible de dire quelque chose à un équipier » , râlait Lionel Messi lors du Mondial, bientôt complété par Cristiano Ronaldo : « C’est difficile de se concentrer. Beaucoup de joueurs n’aiment pas ça. » Utilisé à pleine puissance, le vuvuzela produit un son qui peut atteindre les 127 décibels. C’est plus qu’une batterie frappée à plein régime ou qu’un coup de sifflet délivré par l’arbitre. « Je pense qu’elles devraient être interdites » s’est emporté Xabi Alonso, ajoutant : « Nous sommes habitués à ce que les gens crient, mais pas à ce bruit de trompettes… Elles sont un dérangement et ne font rien pour créer une atmosphère. »
« Cela transcende tous les clivages de la société »
Jugées « composante essentielle » de l’ambiance dans les stades africains par la FIFA, les vuvuzelas ont le mérite de ne pas passer inaperçues. Semblable à un essaim d’abeilles, le bourdon uniforme des trompettes s’entend à des kilomètres, annonçant le retour des dix plaies d’Égypte. Seulement, force est de constater que l’enfer sur terre sort bien d’un petit instrument coloré, long de soixante-deux centimètres, qui ne coûte que soixante centimes d’euros à fabriquer. « C’est fascinant de voir à quel point cela transcende tous les clivages de la société » se félicitait Neil en 2010, ravi de voir son invention faire se populariser en tribunes : « Je veux dire, même l’archevêque Desmon Tutu s’est manifesté pour la défendre, malgré les critiques. Les gens devraient aussi prendre en considération le fait que dénigrer la vuvuzela, c’est manquer de respect à notre façon de vivre le football. » Face aux menaces d’interdiction, l’ingénieux entrepreneur de 41 ans a depuis longtemps trouvé la solution. « Nous avons modifié l’embout, maintenant le nouveau vuvuzela diffuse un son qui est moins bruyant de 13 décibels » expliquait-il après la Coupe des confédérations, avant d’ajouter qu’il espérait réaliser un chiffre d’affaire de 2,6 millions de dollars pendant la Coupe du monde.
Le secret de la réussite de Neil est plutôt simple : il est le premier à avoir fait de la vuvuzela, petite trompette traditionnelle – autrefois fabriquée en étain ou en corne de kudu -, une marque déposée, reconnue en Afrique du Sud, en Europe et aux États-Unis. « Certains questionnent mon droit à l’appeler vuvuzela, mais nous étions en première ligne, c’est nous qui avons amené l’objet sur le marché. N’ai-je donc pas le droit de protéger ce sur quoi j’ai tant travaillé ? » Le jour où tout a basculé, c’était il y a vingt ans, lors d’un match de football entre les jeunes de Santos Cape Town et ceux de Battswood. Alors qu’il vient de marquer un but, le jeune footballeur remarque un instrument bizarre dans la foule occupée à célébrer. « C’était le moment décisif » reconnaît-il avec le recul. Une idée germe dans la foulée : pourquoi ne pas la populariser ? Le hasard fait bien les choses. Neil est, avec le dénommé Beville Bachman, le co-propriétaire de Masincedane Sport, une manufacture de plastique basée au Cap. Il n’a pas besoin d’aller chercher bien loin les conditions pour produire un instrument « de meilleure qualité » , comme il tient à le préciser : « À l’époque, ces cornes étaient assez dangereuses, nous avons vu l’opportunité dans le marché et décidé d’en produire une version plastique » .
« Un énorme intérêt de la part de l’Union européenne »
Visionnaire, ou du moins entreprenant, Neil se lance dans la production de 500 trompettes en 2001. Le véritable tournant intervient l’année suivante, quand une entreprise passe commande pour 20 000 autres de ses productions usinées. Soulagé, Neil comprend qu’il a flairé le bon filon. « C’était incroyable, l’achèvement ultime » croyait-il alors. Ce n’est pourtant qu’un début. Très vite, les premiers acheteurs venus de Brésil ou de Russie affluent. La suite, c’est un partenariat signé pour dix ans en 2008 avec la compagnie allemande Urbas-Kehrberg, qui lui reverse un pourcentage sur les ventes effectuées dans l’Union européenne. De quoi augmenter drastiquement sa productivité : si son usine de Cape Town, qui emploie environ 100 salariés, a la capacité de produire 8000 vuvuzelas par jour, l’entreprise allemande peut monter à 40 000 pièces quotidiennes. Très vite, le marché est inondé. « Globalement, on note un énorme intérêt de la part de l’Union européenne, mais aussi de régions comme l’Amérique du Nord et du Sud, voire même le Moyen-Orient. » Fort de son émancipation, Van Schalkwyk raconte avoir vendu 300 000 trompettes en Afrique du Sud entre octobre 2009 et juin 2010. En Europe, le chiffre monte à plus de 1,5 million. Un succès confirmé par la chaîne britannique Sainsburys, qui expliquait à l’époque avoir vendu en quelques jours 43 000 vuvuzelas au prix de deux pounds.
Forcément, un tel succès fait des envieux. À l’image de la businesswoman chinoise Gua Lili, nombreux sont les entrepreneurs étrangers à s’être lancés sur le marché de la trompette, au grand désarroi du principal intéressé, qui estime que moins de la moitié des deux millions de vuvuzelas recensées en Afrique du Sud sont de sa fabrication. « Les autres viennent d’entreprises qui le produisent à bas prix en Chine » , notamment dans les régions de Zhejiang et Guangdong, « mais elles ne soufflent pas comme il faut. Notre produit a été terni » . Peu importe : en dépit des contrefaçons, le succès n’est pas prêt d’être démenti. « Ici, en Afrique du Sud, nous avons près de onze différentes langues, et les chansons ne peuvent pas être comprises par tout le monde. Il n’y a qu’un seul langage qui soit compris de tous, et c’est celui du vuvuzela. » Dépassés, les dissidents en prennent leur parti et tentent de s’habituer tant bien que mal à cette étrange cacophonie. « C’est possible d’en jouer, avec une technique raffinée et beaucoup d’entraînement ! » estime cependant Neil, toujours optimiste, dans une dernière envolée : « Je connais une ou deux personnes qui ont développé des chansons, c’est une honte que personne d’autre ne les imite ! » En attendant, l’argent qui coule à flots reste la meilleure des musiques.
Par Christophe Gleizes