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Les deux Irlandes face à l’épineuse question du championnat unifié

Par Quentin Ballue
8 minutes
Les deux Irlandes face à l’épineuse question du championnat unifié

Regrouper des championnats d’envergure limitée pour pouvoir lutter. L’idée fait son chemin en Belgique et aux Pays-Bas, mais pas seulement : le projet d’une « All-Island League » est aussi sur la table en Irlande et en Irlande du Nord. Si les médias locaux ont récemment rapporté des avancées encourageantes, le sujet reste sensible compte tenu du passif local, l'ombre des Troubles planant encore au-dessus de l'île. Et en ravivant les divisions, le Brexit n'a rien arrangé.

L’union fait la force, et elle devient d’autant plus nécessaire quand le voisin dispose d’une puissance de frappe incomparable. La Belgique l’a bien compris en se positionnant en faveur d’une BeNe League, qui rassemblerait des clubs de la Pro League belge et de l’Eredivisie néerlandaise. Une manière de constituer un championnat plus compétitif, et ainsi plus à même de rivaliser avec les grandes écuries (anglaises, allemandes, espagnoles, italiennes et françaises). L’idée a aussi fait son chemin de l’autre côté de la mer d’Irlande, où la SSE Airtricity League et la Danske Bank Premiership ne pèsent pas bien lourd. Aucun club irlandais ou nord-irlandais n’a par exemple atteint la phase de poules de la Ligue des champions, depuis le changement de formule de la compétition en 2003-2004. Dundalk s’en était approché en 2016, mais avait chuté sur la dernière haie en se faisant éliminer lors des barrages par le Legia Varsovie. En Ligue Europa, c’est légèrement mieux. Mais pas fameux, les présences en phase de poules de C3 restant rares et peu glorieuses.

Zéro pointé pour Dundalk cette saison (avec Arsenal, Molde et le Rapid Vienne comme adversaires). Idem pour Shamrock lors de l’exercice 2011-2012 face au PAOK, au Rubin Kazan et à Tottenham. En 2016-2017, Dundalk avait glané quatre points… mais encore fini bon dernier derrière le Zénith Saint-Pétersbourg, Alkmaar et le Maccabi Tel-Aviv. Résultat : l’Irlande pointe à la 37e place du coefficient UEFA (derrière le Luxembourg ou la Bosnie-Herzégovine), tandis que sa voisine du Nord pointe au 42e rang. « Les deux ligues de l’île d’Irlande sont anormales, dans la mesure où il n’existe pas d’industrie du football viable, pointe Kieran Lucid, membre du groupe de travail qui a planché sur la refonte du système local. Les revenus commerciaux, les frais de transfert et les succès européens sont faibles. Quelque chose doit changer. Dans une perspective plus large, l’UEFA est un club de 55 membres. Mais l’attention du public et donc les bénéfices commerciaux se concentrent de plus en plus sur les cinq grands championnats, les 50 autres sont laissés pour compte. Nous avons ainsi estimé qu’il fallait faire preuve de créativité, afin de combler ce fossé. »

Pas de championnat unique, mais…

Le groupe All-Island League, dont fait partie l’ancien sélectionneur des Boys in Green Brian Kerr, a ainsi exploré plusieurs options avec l’appui du cabinet néerlandais spécialisé dans le sport Hypercube. La première, la plus naturelle : un championnat unique, composé de quatorze équipes. Pas assez consensuelle, cependant. Si l’idée plaît aux clubs du Sud, elle suscite davantage de réticence au Nord. Le scénario d’une saison divisée a, alors, émergé comme alternative. « Elle préserve l’indépendance des deux ligues, tout en permettant aux clubs de bénéficier de la concurrence transfrontalière », souligne Lucid. Après 22 journées de championnat chacun de leur côté, clubs irlandais et nord-irlandais se rejoindraient : les meilleurs élèves dans le Golden Round, les autres dans le Silver Round. Après treize rencontres seraient attribuées, « nationalement » , les places européennes (trois pour chaque pays). Viendrait enfin une phase à élimination directe, rassemblant douze participants pour couronner le « King of the Island ».

Un format inspiré des championnats écossais et danois, qui réussit l’exploit de détrôner la Ligue des nations en matière de complexité. « C’est une critique formulée par certaines personnes, reconnaît Lucid. La complexité est due au fait que les règles de l’UEFA, concernant les places qualificatives, sont liées aux associations nationales. Bien que le format doive être expliqué, nous ne pensons pas qu’il soit trop complexe. Par exemple, les fans ont rapidement compris le format actuel de la Ligue des champions avec sa porte arrière vers la Ligue Europa, et nous croyons qu’il en sera de même dans ce cas. » Si la formule n’apparaît pas comme la plus intuitive, elle présente un avantage majeur pour ses partisans : celui de susciter davantage d’intérêt, donc d’engendrer plus d’argent et donc de donner plus de moyens aux clubs de performer. D’après la modélisation présentée par le groupe AIL, cette nouvelle formule permettrait aux clubs de doubler leurs revenus en cinq ans. « Avec le coronavirus, il est raisonnable de s’attendre à ce que les projections soient affectées négativement. À court terme, au moins. Mais nous sommes confiants qu’à plus long terme, les clubs bénéficieront d’un boost significatif », précise Lucid.

Opportunité unique… et possible ?

« Une opportunité unique », selon le Bohemian FC. Les dix pensionnaires de la première division irlandaise ont saisi la balle au bond, en écrivant à la Football Association of Ireland (FAI) l’été dernier pour lui demander de travailler sur ce projet avec l’UEFA, et dix des douze clubs de l’élite nord-irlandaise ont transmis la même demande à l’Irish Football Association (IFA). « La pandémie a révélé la fragilité sous-jacente du modèle actuel, et en termes purement commerciaux, il n’est pas viable », justifiait, ainsi, le communiqué du Derry City FC. Après des mois de calme relatif, les deux fédérations semblent se mettre en action. Selon le Sunday Life Sport, « l’IFA et la FAI ont passé beaucoup de temps à étudier la faisabilité d’une compétition transfrontalière ».

Une source interne précise que « les discussions sont officieuses, et à un stade très sensible. L’UEFA veut encourager de meilleurs standards dans les championnats plus faibles, et pour eux, il s’agit d’une voie qui peut permettre cela. L’ambiance a également changé au sein de la fédération irlandaise, le président David Martin étant désormais ouvert à l’idée, bien que le directeur général Patrick Nelson y soit toujours opposé. L’UEFA se prépare à apporter des changements à la Ligue des champions à partir de 2024, ce qui sera discuté lors d’une réunion le 19 avril, et la possibilité de mettre en œuvre des ligues conjointes sera également évoquée lors de cette réunion ». Ça bouge, mais tout le monde marche encore sur des œufs.

La poudrière d’Irlande

L’idée d’une compétition rassemblant clubs irlandais et nord-irlandais n’a rien de nouveau, plusieurs ayant eu lieu depuis les années 1940. La Setanta Cup s’est par exemple tenue de 2005 à 2014, regroupant quatre équipes de chaque championnat lors de sa dernière édition avant de s’arrêter en raison des réserves émises sur le calendrier. La Champions Cup lui a succédé en 2019 avec un format différent, celui d’une simple confrontation aller-retour entre les deux champions nationaux. Mais si de nombreuses formes de coopération sont en place entre l’Éire et l’Irlande du Nord, le contexte local reste un frein à de franches avancées. « Depuis que nous avons publié notre rapport à l’automne dernier, nous, en tant que groupe indépendant, restons plutôt silencieux. Car les fédérations de l’île ont tendance à se mettre sur la défensive, et il n’y a pas grand-chose que je puisse dire sans risquer de les contrarier », confie Kieran Lucid.

D’autant plus aujourd’hui, alors que le territoire nord-irlandais est le théâtre de violences depuis fin mars. La faute au Brexit, qui a ravivé les tensions. « Les choses se sont apaisées depuis 1998, mais le Brexit a mis à mal les institutions instaurées par l’accord du Vendredi saint, explique Fabrice Mourlon, professeur de civilisation britannique et irlandaise à la Sorbonne-Nouvelle. Ils ont trouvé cette sorte d’intermédiaire, le protocole nord-irlandais, pour ne pas mettre de frontière dure avec des checkpoints et ne pas trop raviver les tensions. Maintenant, tous les biens qui transitent depuis le Royaume-Uni vers l’Irlande du Nord doivent être vérifiés en arrivant en Irlande du Nord. Comme il y a des contrôles, les unionistes ont l’impression qu’ils ne font plus partie du Royaume-Uni, et c’est très tendu à cause de ça. En 1921, l’île a été partagée parce que des unionistes du Nord ne voulaient pas faire partie d’une Irlande unie, et le Brexit réveille leurs peurs ancestrales. »

Un accord sain ?

En mars, le Loyalist Communities Council (un groupe de paramilitaires unionistes) a justement déclaré qu’il ne reconnaissait plus l’accord du Vendredi saint (qui avait mis un terme, en 1998, à trois décennies d’un conflit au cours duquel environ 3500 personnes ont perdu la vie). Des tags intimidants ont fait leur apparition dans divers endroits du pays, donnant même parfois l’adresse de certains hommes politiques. Les contrôles organisés aux ports de Belfast et Larne ont d’ailleurs été suspendus pendant un temps, à la suite des menaces visant le personnel. Et comme s’il y avait besoin de rajouter de l’huile sur le feu, la colère unioniste a été renforcée par le renoncement de la police à poursuivre des membres du Sinn Féin (le parti en faveur d’une unification) qui avaient violé les règles sanitaires l’an dernier pour les funérailles d’un ancien paramilitaire.

« Pendant un siècle, la vie politique nord-irlandaise a été organisée autour de deux pôles : unifier ou rester dans l’Union, rappelle Fabrice Mourlon. Ce sont des choses qui sont dans les têtes depuis très longtemps, le DUP (Democratic Unionist Party) et le Sinn Féin sont toujours au pouvoir. Mais les choses changent, il y a une nouvelle génération qui n’a pas connu le conflit, et beaucoup de gens ne se reconnaissent plus dans ces positions extrêmes très polarisées. Des partis plus modérés sont en train de monter, comme Alliance, qui regroupe des gens de toutes les communautés et qui a fait de très bons scores. » De quoi laisser espérer que les clubs irlandais et nord-irlandais puissent, prochainement, faire un plus grand bout de chemin ensemble. « Tout ce qui est transfrontalier sur l’île a un bagage politique en raison de notre histoire, et le Brexit a encore empoisonné l’eau, déplore Kieran Lucid. Cependant, notre point de vue reste le même : le football sur l’île est relégué derrière d’autres sports, et derrière le phénomène mondial qu’est la Premier League. Si nous voulons progresser, il est temps d’essayer quelque chose de nouveau. »

Dans cet article :
Le déplacement cauchemardesque des fans de l’Irlande du Nord en Bulgarie
Dans cet article :

Par Quentin Ballue

Tous propos recueillis par QB, sauf mentions.
Photos : @OfficialGlentoran / @DundalkFC

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