On en trouve des dizaines et des dizaines de pages remplies sur les sites de vente en ligne. Du maillot « porté en match », du « match-worn jersey », du « Trikot » ou de la « Camiseta » dont on vous jure devant l’éternel qu’ils sont imbibés de la sueur de vos idoles. Dans ce marché autrefois réservé à une élite qui est devenu un bordel sans nom, il est de plus en plus difficile de faire la différence entre les authentiques pépites et les arnaques. Alors on a mené l’enquête.

Par Alexandre Aflalo

Sascha Düerkop est un fanatique des maillots de football. À 32 ans, le secrétaire général et co-fondateur de la CONIFA (la Confédération des associations de football indépendantes) revendique près de 500 tuniques, chiffre qui grimpe d’année en année. « Dès que je vois un maillot dont j’aime le design, je l’achète, jure-t-il. J’en ai treize de la Biélorussie, par exemple. » Depuis 2012, Sascha écume les internets avec un seul objectif : réunir en une collection les maillots de l’ensemble des équipes nationales connues. Sa mission quasiment accomplie, il a décidé de monter d’un cran, histoire d’entretenir la flamme : « Désormais, mon but est d’avoir un maillot porté de chaque nation. »

Des faux plus vrais que nature

Cette mission n’est pas impossible, mais est loin d’être simple. Se bâtir une telle collection demande non seulement un porte-monnaie solide, mais aussi une expertise dans le domaine du maillot de football qui ne peut être acquise qu’au fil d’années de recherches, d’apprentissage et de tissage d’un réseau. Le tout saupoudré d’une pincée de mauvaises expériences, évidemment. En 2015, Sascha dénonce à la police allemande un homme qui refourgue massivement, notamment via eBay, des maillots présentés comme ayant été portés en match et qu’il soupçonne d’être un faussaire. « Comme on avait le même prénom et fréquentait les mêmes groupes, les collectionneurs pensaient que j’étais lui et ne voulaient plus traiter avec moi, se souvient amèrement Sascha. Il vendait des centaines de maillots par mois, parfois le même à plusieurs personnes différentes. »

Il décide alors de collecter des preuves, d’épier chaque annonce à la recherche d’une erreur qui mettrait en lumière la supercherie. Il repère par exemple, au milieu de faux plus vrais que nature, une liquette à manches longues de l’Allemagne soi-disant portée par Miroslav Klose lors d’un match de qualification à l’Euro 2012. Problème ? L’attaquant allemand a toujours arboré la manche courte, preuves à l’appui. « La police est allée chez ce mec, explique-t-il. Ils ont trouvé des maillots vierges, des presses, tout le matériel nécessaire pour fabriquer des maillots. Mais tous les éléments qu’il utilisait étaient authentiques, il n’a jamais utilisé l’image d’une marque sur un faux produit, donc c’était impossible de l’accuser de contrefaçon. Et malheureusement, le fait qu’ils soient vendus comme « portés » est sans importance, légalement parlant. »   L’expérience de Sascha raconte la dérive d’un marché en plein essor. Depuis une quinzaine d’années, le commerce de maillots de football portés en match a profité de l’explosion du e-commerce pour quitter les seules maisons de vente aux enchères et investir les ordinateurs personnels, apportant avec lui le rêve de posséder dans son armoire un bout d’histoire du football. Mais comme tout marché qui brasse énormément de passion et d’argent – les pièces les plus convoitées peuvent partir pour plusieurs milliers d’euros, avec un record établi à plus de 150 000 euros pour le maillot porté par Pelé lors de la finale de la Coupe du monde 1970 – il a été pris d’assaut par les faussaires et les arnaques. « Depuis 1998, on a une surabondance de contrefaçons qu’on ne retrouve pas avant, expose Jean-Marc Leynet, expert spécialisé en objets de collection de sport et ancien conseiller de Louis Nicollin. 95% des maillots présentés sur eBay… vous oubliez. »

 Des maillots qui sont pourtant, bien souvent, très convaincants. En témoigne le cas de notre faussaire allemand, il devient de plus en plus facile de fabriquer des imitations d’élite, grâce notamment aux plateformes chinoises comme Alibaba, qui permettent d’accéder à toutes les « pièces détachées » d’un maillot. Maillots vierges, écussons, patchs, flocages, tout est accessible en quelques clics pour reproduire des maillots au plus proche de la réalité. « Les faussaires ont compris que plus ils font attention aux détails, plus les gens vont tomber dans le panneau, analyse Gary Bierton, directeur général du site anglais Classic Football Shirts, spécialisé dans la vente de maillots vintage. J’ai clairement croisé des gens prêts à faire des pirouettes incroyables pour vendre un maillot. »   De fait, il arrive même aux collectionneurs et experts à l’œil averti de se faire avoir par un maillot trompeur. Alors imaginez les novices, cibles privilégiées des peu scrupuleux. « Les faussaires vendent surtout à des non-collectionneurs, qui ne savent pas identifier les faux, observe Sascha Düerkop. Des gens qui achètent un maillot pour l’accrocher dans leur bureau ou dans un bar, et qui ne sont pas très exigeants. » Bien souvent, et d’autant plus dans la vente sur Internet où la confiance ne règne pas vraiment, le seul moyen de distinguer un vrai maillot d’un faux est de faire attention au moindre détail, et de connaître toutes les petites broutilles qui permettent de différencier un maillot pro d’une vulgaire réplique. « Depuis que des maillots sont vendus dans le commerce, à la fin des années 1970, 80% du temps il y a des différences avec les maillots portés par les professionnels » , expose Jean-Marc Leynet.

  Les différences sont évidentes sur des maillots replica, ceux qui sont faits pour être vendus dans le commerce. Mais depuis quelques années, les équipementiers se sont mis à proposer à la vente des maillots « authentiques » , vendus comme se rapprochant de ceux utilisés par les joueurs en match, amenuisant la frontière entre le maillot commercial et le maillot professionnel. « Pour les maillots actuels, on peut compter jusqu’à six ou sept différences, qui vont du matériau utilisé à la taille du sponsor ou d’un patch sur la manche qui varie selon les compétitions et les règlements, détaille Gary Bierton. Souvent, les photos ne suffisent pas à dire si un maillot est authentique ou pas. On ne peut être sûr qu’en l’ayant entre les mains. »   Ce casse-tête passe au niveau supérieur lorsqu’il s’agit de vérifier que l’on est bien en présence d’un maillot qui a été porté en match. Pour Jean-Marc Leynet, c’est simple : « Le seul moyen d’être sûr à 1000%, c’est que le joueur enlève le maillot devant vous et vous le remette en main propre. » Quand c’est impossible, c’est-à-dire dans la quasi-totalité des cas, on fait avec ce qu’il nous reste : le storytelling. On enfile son meilleur trench beige, on se munit de sa petite loupe et on mène l’enquête : « La vraie problématique, c’est d’établir la traçabilité du maillot, poursuit l’expert, qui peut s’appuyer sur une gigantesque base de données lui permettant d’affiner au mieux son investigation. D’où vient-il ? Quel est son parcours ? Je veux absolument tout savoir. Et si j’ai un chaînon manquant, je dis stop immédiatement. » Lorsque le maillot ne vient pas du joueur lui-même, la confiance que l’on place dans la source et la possibilité de vérifier son histoire deviennent la seule chose à laquelle il est possible de s’accrocher.

Les joueurs, qui sont les maîtres du destin de leurs maillots, les refilent le plus souvent à d’autres joueurs, ou bien à des proches, des supporters, des dirigeants, des journalistes présents au stade… Tous ces cercles qui gravitent autour du précieux et qui constituent des sources fiables, sur le papier. « Même quand la source est sûre, comme un joueur, on vérifie tout, assure Leynet. Car il ne faut pas croire que tous les maillots s’échangent sur le terrain. Il arrive que les joueurs se fassent passer des maillots par les intendants et se retrouvent avec des maillots du trousseau, des maillots préparés pour le match, et pas des maillots portés. » Souvent, l’histoire unique d’un maillot permet d’affirmer sans aucun doute qu’il a été porté. Parfois, même la source la plus légitime ne garantit pas de récupérer un maillot qui a bel et bien été sur la pelouse. Un exemple mythique résume bien cette incertitude : « Des maillots de Zidane de la finale de 1998, j’en suis à sept ou huit d’identifiés. Certains ont été préparés en amont, d’autres fabriqués après, mais finalement personne ne sait avec certitude où sont les deux qu’il a réellement portés. Celui qui se trouve dans son centre de football à Aix ? Pas porté. Celui qui se trouve chez Bixente Lizarazu ? Pareil » , avance-t-il.  

Des certificats d’authenticité

Cette confiance placée dans la source s’applique à tous les échelons de la communauté des collectionneurs, des habitués des maisons de vente aux enchères aux particuliers qui achètent sur internet. Sur ce terrain-là, la confiance se mue bien souvent en croyance. « Quand je ne connais pas le vendeur, je demande l’histoire du maillot et, si elle tient debout, je fonce, explique Sascha Düerkop, qui précise se concentrer sur les petites équipes, sur lesquelles le risque d’arnaque est moindre. Quand c’est possible, j’achète surtout à des personnes dont je sais qu’elles ont un bon réseau, des vendeurs qui ont une bonne réputation. Il y a aussi une forme de solidarité parmi les collectionneurs qui fait qu’on va régulièrement s’avertir des arnaques que l’on repère. » Seules options possibles dans un marché où les maillots portés en match sont souvent intraçables, et les certificats d’authenticité rarissimes. Les seuls à en produire sont les maisons de vente aux enchères, où les produits sont certifiés par des experts comme Jean-Marc Leynet, ou les sites spécialisés comme Classic Football Shirts, qui propose depuis peu à la vente du « match-worn » (porté en match).   Mais ces certificats sont distillés au compte-gouttes avec une extrême prudence, uniquement quand la confiance dans le produit est absolue : « Le certificat, c’est quelque chose qu’on voulait donner à nos clients lorsqu’on pouvait confirmer à 100% qu’un maillot avait été porté, explique Gary Bierton, qui se remémore la vente d’un maillot de la Juventus porté par Paulo Sousa en finale de la Ligue des champions 1996, récupéré auprès du joueur avec lequel il l’avait échangé. Quand on n’est pas sûr, on le vend comme « match-issued » (fabriqué pour le match, N.D.L.R.), et on énumère dans la description toutes les caractéristiques qui nous permettent de dire que c’est un maillot authentique. C’est le même objet, mais sans la garantie qu’il a été porté. » Le fait que de plus en plus de maillots trompeurs circulent dans les réseaux de collectionneurs pourrait pousser, pense-t-on, les clubs ou les équipementiers à rendre identifiables les maillots portés par les joueurs. Aux États-Unis, où le marché du « sports memorabilia » (objets de collection de sport) a conquis le public depuis bien longtemps, de nombreux maillots disposent par exemple d’un QR code ou d’un hologramme qui permet de les authentifier en un claquement de doigts. « C’est quelque chose qu’on aimerait mettre en place, mais on n’est rien pour les clubs ou les équipementiers, regrette Jean-Marc Leynet. La solution, techniquement, paraît ridicule, mais en même temps elle assainirait le marché. » Sollicités, Adidas et Nike n’ont pas donné suite à nos demandes.   Énormément de facteurs hasardeux et d’approximations pour des transactions qui, comme évoqué plus haut, peuvent vite atteindre plusieurs milliers d’euros. Dans ce marché, comme dans la vente d’art, pas de prix défini : tout se joue à l’affect, à l’émotion produite par l’objet et qui va pousser les collectionneurs à surenchérir. « Les prix dépendent surtout du joueur, de son aura, du match, tente de théoriser Lionel Gosset, responsable de la vente d’objets de Paul Pogba organisée en début d’année par la maison Christie’s. On émet une estimation sur ces bases-là, mais ça peut rapidement monter si les gens s’excitent. » Et rien n’excite plus un fan de football qu’un maillot porté dans un grand match, surtout par un grand joueur. Le posséder confère une forme de prestige, tisse un lien entre l’acheteur et le joueur qu’il idolâtre. « L’idée de posséder un maillot qui a figuré sur le terrain charme de nombreux collectionneurs, analyse Gary Bierton. C’est un morceau d’histoire du football. Et c’est une source de vantardise. Il y a un côté m’as-tu-vu. »

  Pour les moins sentimentaux, il reste toujours la motivation de dégoter une perle rare, faire une excellente affaire sur laquelle on pourra capitaliser à la revente. Pour cela, il faut investir sur les très grands joueurs, et donc prendre des risques. « Des maillots portés de Messi, Ronaldo, j’en vois passer des dizaines par an, confesse Jean-Marc Leynet. Un vrai, porté dans un grand match, ça peut valoir entre 5 et 10 000 euros. Un jour, un client me sollicite pour authentifier un maillot de Coupe du monde de Cristiano Ronaldo, vendu comme porté.   On étudie le maillot… pas porté, c’était un maillot du trousseau. Il y avait les coordonnées du vendeur, je l’appelle, il me raconte comment il l’a eu… et bien il s’est fait avoir ! Il l’a payé plusieurs milliers d’euros en pensant faire une plus-value. » Les risques du jeu. Alors pour monter une collection sans risque, on peut toujours se raccrocher aux éléments les plus solides : les experts, les fédérations, les joueurs eux-mêmes, ceux qui ont accès aux maillots portés ou qui ont le savoir nécessaire pour les authentifier. Pour le reste, et notamment la myriade d’offres alléchantes que réserve Internet, Gary Bierton a toujours un conseil : « Si ça a l’air trop beau pour être vrai, c’est que ça l’est probablement. »

Par Alexandre Aflalo

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