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La Ligue des champions devient-elle pénible ?
Rarement des quarts de finale de Ligue des champions nous auront offert un tel spectacle, de tels retournements de situation, ou de telles surprises... Des favoris sont tombés, et surtout, des exploits apparemment impossibles ont été réalisés. Alors oui, ce fut beau, ce fut même sublime, mais ces coups d’éclat ne sont rien d’autre que les vestiges d’un football européen qui est mort et enterré depuis longtemps. Et si on adore les épopées de Liverpool et de la Roma, c’est justement parce que ce football nous manque beaucoup...
La faiblesse de l’habitude
Les soirées de Ligue des champions du 10 et du 11 avril 2018 resteront sans doute gravées pendant un moment dans les mémoires des amateurs de ballon rond. Tout d’abord, à 1700 km de distance, Liverpool et la Roma ont fait tomber deux des favoris à la victoire finale, alors que tous les bookmakers et tous les experts du ballon rond les donnaient perdants. Oui, oui, tout le monde, même toi : tu avais pris un air sérieux pour dire : « Liverpool, c’est quand même le pire tirage possible pour Manchester City ! » , mais tu ne pensais pas que les Reds feraient mieux que résister tant bien que mal, avant de craquer logiquement contre une équipe qui leur est supérieure dans tous les domaines. Et pourtant, City et son gourou de Pep ont explosé en plein vol, canardés par la DCA de la clique de Klopp. Et la Roma, malheureuse d’encaisser deux CSC au match aller (4-1), a broyé une armada catalane bien trop sûre d’elle au moment d’aborder un quart de finale retour dans le bouillant Stadio Olimpico.
Vingt-quatre heures plus tard, alors que l’exploit romain était encore dans toutes les têtes, la Juve a reproduit le miracle sur la pelouse du Santiago-Bernabéu : les Bianconeri, hyper réalistes, ont pris par surprise une équipe madrilène tellement cynique qu’on la pensait à l’abri de ce genre de déconvenue… Sans passer complètement au travers (2,2 expected goals pour le Real contre 2,1 pour la Juve à la fin du match), le Real s’est fait très peur, et ne s’en est tiré que sur un fait de jeu favorable (ne viens pas nous emmerder sur la formulation, il y avait penalty, point final). Bref, les géants avaient finalement des pieds d’argile. Mais tout de même : comment le Barça, dont on connaît les qualités, qui est toujours invaincu en Liga, a-t-il pu se planter à ce point ? Pourquoi est-il apparu si anesthésié alors qu’un exploit était en marche sous ses yeux ? Facile : pour lui, c’était juste un mardi.
Si ce n’est pas cette année… ce sera l’année prochaine.
Le Barça se qualifie systématiquement pour les huitièmes de finale de la Ligue des champions depuis la saison 2004-2005 – l’année précédente, les Blaugrana ne s’étaient simplement pas qualifiés pour la C1 (6es de Liga). Depuis, ils ont remporté la compétition quatre fois (2006, 2009, 2011 et 2015), ils ont marqué l’Europe du foot de leur empreinte, ils ont été honorés pour la qualité de leur jeu collectif, ils ont réalisé eux aussi une remontada inouïe contre le PSG et surtout, ils ont gagné tout ce qu’il était possible de gagner. Et, sauf accident, le Barça sera encore qualifié pour les huitièmes l’année prochaine, et l’année suivante, et l’année d’après : l’écart est tel, désormais, sur la scène européenne, que les plus grands clubs n’ont que très peu de chances de se faire surprendre lors d’une phase de poules. Le Real, le Barça, le Bayern et la Juve ne s’inquiètent même plus de savoir s’ils se qualifieront pour les huitièmes, ils se demandent seulement s’ils finiront à la première ou à la deuxième place de leur groupe. Bref, pour ces équipes, un quart de finale de C1, c’est devenu la routine. Parce qu’elles le savent déjà très bien, qu’elles font partie du top 8 européen…
Il n’est même pas question ici de douter de « l’intarissable soif de victoires » qui fait les grands champions, seulement d’admettre qu’une double confrontation face à la Roma n’impressionne plus guère un Barça habitué à se frotter à des formations encore plus prestigieuses, année après année. Alors que la Roma et Liverpool, eux, mesurent l’opportunité qui se présente à eux : ils savent qu’ils n’auront pas la chance de jouer un quart de finale de Ligue des champions tous les ans, la rencontre revêt encore un caractère exceptionnel à leurs yeux. C’est un truc qu’on vit une ou deux fois par décennie, quand on peut compter sur une belle génération de joueurs, et sur un peu de réussite. Même Manchester City, qui n’a pourtant jamais rien réalisé de très grand dans cette compétition, mais à qui on a sans doute un peu trop répété qu’il était un grand favori cette année, n’a pas mis les ingrédients nécessaires à un très grand match européen. Non, le génie tactique de Pep et le talent intrinsèque de De Bruyne, Sané et Fernandinho ne suffisent pas : à un tel niveau de compétition, où le moindre contact litigieux dans la surface ou la moindre faute de concentration peuvent décider du sort d’un match, il faut produire un niveau d’intensité (mental et physique) démentiel. D’ailleurs, le PSG serait bien inspiré de le comprendre un jour.
Des petits poucets en Ligue des champions ?
C’est dans cette brèche que se sont engouffrés les Reds et les Giallorossi : face à des favoris gestionnaires et calculateurs, trop habitués aux affiches européennes de gala, ils ont joué avec l’énergie de mecs qui disputent le match de leur vie, ils ont couru comme des damnés, défendu comme des morts de faim, ils n’ont pas relâché leur pression pendant 180 minutes (même à l’aller, les Romains n’avaient pas démérité, malgré le score assez lourd) et ils ont fait plier des équipes qui n’étaient pas prêtes à produire une telle intensité. Blaugrana et Citizens sont complètement passés au travers de ce match retour, et n’ont jamais fait semblant de vouloir se rebeller. Ils sont tombés mollement, sans vraiment protester. Liverpool et la Roma cette année, et Monaco la saison passée, triomphent parce qu’ils constituent des exceptions. C’est pour cela que le football est beau aujourd’hui, pour ces affiches de rêve qu’il nous vend et ces exploits qu’il nous offre parfois. Mais c’est aussi pour cela que le football échoue : à l’instar du Petit Poucet attendu tous les ans en Coupe de France pour être sacrifié à un moment ou à un autre, les épopées européennes de clubs qu’on n’annonçait pas favoris et qui se hissent parmi le gotha ne sont qu’un vestige d’un autre football. Rappelle-toi…
Les héros sacrifiés, les superstars sanctifiées
Rappelle-toi de l’époque où la Ligue des champions s’appelait encore Coupe des clubs champions, et qu’un seul club par pays se qualifiait pour la plus belle des compétitions européennes… Rappelle-toi de l’Ajax, qui avait encore une chance de se qualifier pour la finale il y a 20 ans… Rappelle-toi du premier sacre du Barça, en 1992, qui s’impose face à la Sampdoria : dans le top 8 européen, on trouvait alors l’Étoile rouge de Belgrade, Anderlecht, le Pana, le Sparta Prague, Benfica et le Dynamo Kiev… Rappelle-toi quand la C1 était une compétition tellement difficile, tellement inaccessible, que Diego Maradona ne l’a disputée que deux fois – et qu’il a été éliminé une fois au premier tour, et une fois au deuxième tour… Rappelle-toi quand le Steaua pouvait encore arriver en finale face au Milan (en 1989), ou même remporter la C1, oui, une équipe roumaine championne d’Europe, c’était en 1986 !
Non : ce n’est pas parce que la Coupe d’Europe était alors plus exotique qu’elle était plus palpitante. D’ailleurs, le niveau de jeu était bien loin des standards actuels, il n’y a rien à redire à ce sujet, le football de clubs n’a jamais été plus spectaculaire et plus intense que celui pratiqué aujourd’hui.
Ce qui est désespérant, en revanche, c’est que la Ligue des champions se soit autant uniformisée, jusqu’à présenter systématiquement les mêmes équipes ou presque dans le Grand Huit : les plus belles affiches européennes sont devenues banales. Même ce duel alléchant entre le Real et la Juve, on l’avait déjà vu une fois l’an dernier, deux fois en 2015, deux fois en 2014, etc. La Ligue des champions, c’est devenu Marvel au cinéma : tout se ressemble, et même si c’est toujours spectaculaire, même si ça provoque encore quelques émois comme celui d’hier soir… ça a perdu un peu de sa saveur, parce que ça a perdu de son caractère unique. Même les équipes se ressemblent toutes. Aujourd’hui, tout le monde veut composer son trio d’attaque et en faire un sigle comme si c’était un opérateur téléphonique : BBC, MSN, MCN, bla-bla-bla. Toutes les compositions sont les mêmes. Et tout le monde rêve des mêmes stars à son casting. Et si tu ne peux pas te payer Messi ? « Bah tant pis, tu peux te rabattre sur Neymar ! » « Harry Kane ne veut pas bouger cette année ? Bof, pas grave, on va prendre Lewandowski. » Et tout ce petit monde s’en ira batifoler ensemble, dans « sa » Ligue des champions, qui ne tolère plus vraiment d’intrus.
Ce qui est rare est beau
Si la Roma et Liverpool sont parvenus à faire tomber des cadors, c’est parce qu’ils ont réussi à les surprendre en pantoufles, confortablement installés dans un fauteuil de patron qu’ils ne manqueront pas de réquisitionner de nouveau dès l’année prochaine. Oui, le Barça a été rincé par la Roma, et son titre de champion national aura sans doute le même goût amer que celui du PSG quand les Parisiens se faisaient éliminer par Manchester City alors que l’obstacle était largement à leur portée. Mais au fond, est-ce si grave pour lui ? Pfff, même pas. Même pas un petit peu. Il a les moyens de se réinventer. Le Barça sera encore là l’année prochaine. Et l’année suivante. Les occasions de faire mieux ne manquent pas quand on est Més que un club. Idem pour la Juve, qui est passée à côté d’un truc immense au Santiago-Bernabéu… Le match a connu un dénouement dramatique, parce que pour une fois, il s’est passé quelque chose de vraiment exceptionnel. Mais l’élimination ne sera pas si difficile à digérer – sauf peut-être pour Gigi. Pourquoi ? Parce que la Juve sera encore là l’an prochain. Tu peux nous faire confiance. Les supporters bianconeri ont la gueule de bois aujourd’hui, mais espéreront de nouveau dès septembre prochain. Parce que l’Europe n’a pas grand-chose à mettre sur leur chemin avant qu’ils ne recroisent le Real Madrid. Les occasions de faire mieux ne manquent pas quand on est une Vieille Dame.
C’est beaucoup moins vrai quand on est la Roma ou Liverpool. C’est pour cela que leur parcours est si beau : parce qu’ils sont devenus rares, parce qu’ils nous rappellent ce football d’antan qui ne délivrait ses affiches de rêve qu’au compte-gouttes, et qui ne manquait pourtant pas d’exploits ni d’histoires à raconter. La Roma et Liverpool sont magnifiques et héroïques parce qu’ils sont condamnés, finalement, à se faire lapider par le Real en finale. Les épopées européennes qui s’achèvent au pied du géant madrilène et de sa star Cristiano Ronaldo, bref, de leur parfaite antithèse… C’est ce que nous vend le foot moderne : le temps des héros populaires est révolu, la mode est aux superstars. On a le droit de trouver ça beau. Mais est-ce vraiment tout ce que la Ligue des champions a à nous offrir ?
Par Julien Mahieu