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L’autre vie de Patrice Évra

Par Romain Duchâteau
10 minutes
L’autre vie de Patrice Évra

Il est de ces hommes qui divisent, ne laissent jamais indifférents et nourrissent les fantasmes. Passé par Monaco, Manchester United et désormais à la Juventus Turin, Patrice Évra s'est fait un nom. Grâce à des titres, mais aussi – bien malgré lui – des polémiques. Pourtant, il y a encore seize ans, le latéral gauche n'était personne. Si ce n'est un gamin animé par une irrépressible envie de réussir et parti, seul, vivre une improbable épopée en Italie. Récit d'une aventure méconnue, entre solitude, racisme et Serie C.

« Le seul charme du passé, c’est qu’il est le passé » , énonça, un jour, l’illustre Oscar Wilde, dans une formule lapidaire proche d’une vérité universelle. Pour certains, regarder dans le rétroviseur signifie bien plus. Pour Patrice Évra, c’est avant tout la leçon d’une vie. La fierté d’un destin accompli lorsqu’il revient sur ses terres, aux Ulis, en juillet 2008 après un doublé Premier League-Ligue des champions réalisé avec Manchester United. « Quand je reviens ici, aux Ulis, je me rends un peu plus compte de mon parcours et des efforts que j’ai fourni pour arriver jusqu’à ce niveau » , confiait à l’époque, sourire aux lèvres, l’actuel latéral gauche de l’équipe de France.

Un discours éculé et surfait comme trop souvent entendu ? Dans la bouche d’Évra, les mots ont forcément une résonance particulière. Plus de sens, aussi, quand on se penche sur sa destinée. Parce que le livre d’histoires personnelles de l’enfant des Ulis foisonne de chapitres. Parce qu’avant de participer à la folle épopée européenne des « escrocs » avec Monaco, de se construire un palmarès éclatant avec les Red Devils, de verser une larme à l’écoute de La Marseillaise avec maillot bleu et brassard de capitaine sur le corps, il a connu la galère en Italie. Seize ans après, il est revenu cet été là où tout a commencé en signant en faveur de la Juventus Turin. Comme un clin d’œil à sa propre histoire. « J’ai eu exactement cette réflexion lorsque j’ai appris sa signature. C’est comme si, quelque part, il bouclait la boucle. Comme s’il voulait rendre quelque chose, prouver encore une fois dans ce pays » , suggère Antonio Tavares, l’un de ses premiers partenaires au cours de sa carrière. Cette histoire reste, toutefois, encore largement méconnue aujourd’hui.

Déracinement, yassa et religieuses

Le parcours singulier de Patrice Évra, c’est avant tout celui d’un gamin à la pugnacité inconditionnelle qui s’est accroché afin de vivre son rêve. Et cela, sans être passé par un centre de formation. En 1998, année du sacre mondial des Bleus, il évolue avec l’équipe des jeunes du PSG, mais n’est pas conservé. Ce n’est qu’à l’occasion d’un tournoi en salle de quartier que sa trajectoire va basculer. « À l’époque, j’étais le responsable technique du Torino(en Serie B à l’époque, ndlr), se souvient avec tendresse Giuseppe Accardi, agent italien qui s’est occupé des intérêts d’Évra lors de sa première année professionnelle. Un ami de Paris que je connais bien tenait un restaurant à Boulogne. Il m’a dit avoir vu jouer un jeune âgé de seize ans vraiment fort. Je suis donc venu le voir à Juvisy, puis je l’ai convaincu de l’emmener faire une détection au Torino. Mais le responsable de l’académie du club m’a dit qu’il n’était pas encore prêt pour jouer là-bas. Comme je croyais vraiment en son potentiel, j’ai appelé le président de Marsala, Leo Mannone, que je connaissais et je lui ai dit : « Prends ce joueur parce que je peux t’assurer qu’il va devenir différent des autres. » Le président l’a tout de suite signé ! » Bien des années plus tard, le Français est lui-même revenu sur cet épisode charnière* : « Il a fallu convaincre ma mère de me laisser partir tout seul à dix-sept ans pour une détection à Turin. Mon grand frère a argumenté auprès d’elle, en lui disant que je n’avais rien ici pour devenir quelqu’un. Quand on m’a proposé un contrat professionnel, je n’ai pas hésité. »

Parti seul alors qu’il n’est encore qu’un adolescent, Évra débarque dans l’inconnu en Italie. Arrivé à Milan, il doit ensuite se rendre dans une ville isolée et champêtre un peu plus au nord du pays afin de suivre le stage de pré-saison avec Marsala. Mais ne parlant pas la langue et n’ayant aucun repère, il se retrouve vite déboussolé par le changement d’environnement. « Je me rappelle cette histoire ahurissante où je me retrouve devant un panneau de gare qui indique les destinations des trains. Je suis complètement largué sans portable, sans GPS, ni même de notions d’italien pour demander ma direction, conte-t-il. Je suis comme un petit clandestin sénégalais de dix-sept ans perdu en plein milieu de l’Italie. » Désemparé, le gosse de l’Essonne fond en larmes et appelle sa mère, lui confessant vouloir rentrer en France. Quand, presque miraculeusement, une main insoupçonnée lui vient en aide alors que tout espoir ne semble plus qu’illusoire : « Venu de nulle part, un Sénégalais me parle en wolof et décide de m’héberger jusqu’au lendemain, le temps que je prenne le train que j’avais loupé. La boule au ventre, je me retrouve dans une petite chambre avec huit personnes à manger du yassa (poulet aux oignons et au citron, ndlr). Une solidarité sénégalaise magnifique. Le Bon Dieu m’a tendu la main grâce à l’aide de ce Sénégalais que je rêverais de remercier. Cette histoire est mon centre de formation. » La poursuite de son voyage prend presque des traits rocambolesques. Mis dans le bon train le lendemain, Évra tombe, par hasard, sur un groupe de religieuses dans son wagon. Paniqué à l’idée de rater la station où il doit descendre, il n’hésite pas à leur demander toutes les cinq minutes quand est-ce que son cheminement prend fin, même si celles-ci ne parlent pas un mot de français. « Quand nous sommes finalement arrivés, elle m’ont presque poussé hors du train, s’amusait le futur défenseur de l’AS Monaco, en 2006, dans une interview au Guardian. Mais elles étaient si heureuses de me voir arriver à destination. »

« Il Cioccolatino azzurro » et le racisme

Il va amorcer sa carrière au sein d’un modeste club de Serie C italienne, situé sur la côte ouest de la Sicile. Autant dire presque nulle part pour le meilleur ami de Michel Fernandel et Rolland Tournevis. Si, dans un premier temps, le dépaysement s’avère malaisé, Évra parvient peu à peu à s’acclimater. Notamment grâce à la sollicitude que lui porte le coach, Gianluca Carducci. « Je suis arrivé au mois de décembre en Italie alors que lui était là depuis six mois et avait déjà commencé la saison, se remémore Antonio Tavares, son coéquipier durant quelques mois au S.C. Marsala 1912 (1998-1999). En à peine quelques mois, il se débrouillait déjà bien en italien, preuve qu’il s’était rapidement adapté. J’ai pu voir que c’était quelqu’un qui était apprécié par les gens en général. On sentait vraiment qu’il était comme chez lui. Il est arrivé dans cette position du garçon qui n’avait rien à perdre et tout à prouver. Ce n’est pas facile pour un jeune joueur de débarquer dans un pays étranger, il faut montrer du caractère, de la personnalité. Tu arrives en Sicile, en Serie C en plus. Ce n’est pas comme si tu bénéficiais des mêmes conditions qu’au Milan… On était nourris, blanchis parce qu’avec le salaire qu’on percevait à l’époque, ça nous permettait pas de vivre (environ 236 000 lires, soit 120 euros). Des conditions vraiment limitées. C’était un vrai challenge pour lui et il faut l’assumer derrière. Cette assurance qu’il dégage maintenant, elle s’est construite progressivement au gré des circonstances et de la volonté qu’il avait de réussir. » Et l’actuel coach d’Issy-les-Moulineaux d’évoquer un souvenir marquant : « Je n’avais pas encore d’appartement et je devais en chercher un. Le club m’a dit d’aller à l’hôtel. Patrice, qui connaissait déjà un peu le coin, a proposé de m’accueillir chez lui le temps que je trouve un logement. J’ai donc passé trois, quatre jours en sa compagnie. Ça peut paraître anecdotique, mais il avait juste dix-sept ans. Ça montre quand même qu’il avait des principes à un si jeune âge. »

Le natif de Dakar s’accommode, en revanche, moins bien de la mentalité et des préjugés auxquels il doit faire face. « Il était le seul black de l’équipe et on sait combien ça peut être difficile en Italie » , souligne Tavares. Affublé du sobriquet « Cioccolatino azzurro » en référence au maillot bleu de Marsala ou « gazzella nera » , le Français découvre le racisme. Ou plutôt « l’ignorance » , comme il l’appelle. « Quand je suis arrivé la première fois avec mon téléphone, mes coéquipiers venaient me voir pour me donner des conseils : comment utiliser le bouton vert et le bouton rouge, comme si je n’avais pas la capacité de comprendre par moi-même que l’un était « répondre » et l’autre « raccrocher ». Je n’ai pas vraiment compris, mais ce n’était pas tout à fait du racisme, plus de l’ignorance. J’ai tout compris quand j’ai commencé à regarder les chaînes italiennes de l’époque, glisse-t-il, clairvoyant sur la société transalpine à l’époque. Les seules émissions où l’on pouvait voir des noirs, on les montrait vêtus de feuilles et utilisant des lances en bois pour chasser (…). Les gens voulaient prendre des photos avec moi, non pas parce que j’étais un joueur professionnel, mais parce que j’étais le seul noir de tout le championnat. Une attraction, comme si j’étais l’acteur du filmLes Dieux sont tombés sur la tête. » Copieusement insulté, raillé pour sa couleur de peau, Évra ne se laisse pas abattre. Et fait face : « J’ai eu les bruits de singes dans les tribunes et les pires insultes, mais je m’en suis servi pour me transcender. Dans les premiers temps, mes coéquipiers voulaient m’appeler« nero ».J’ai dû les menacer de les appeler « bianco di merda » et leur faire comprendre que mes parents m’avaient donné un nom et prénom à porter. »

Clap de fin à Monza

D’un point de vue sportif, le désormais ex-Red Devil fait tranquillement l’apprentissage du métier. En 24 matchs disputés et 3 buts inscrits, il étale des qualités ainsi qu’un potentiel manifestes. Ce qui est loin de passer inaperçu dans un championnat pourtant peu médiatisé, comme se souvient Tavares. « Il y a eu un match décisif dans son parcours. On va jouer à Palerme, qui était premier et gagnait tous ses matchs. Patrice n’était pas toujours titulaire et évoluait principalement comme ailier gauche ou droit. Mais, là, il est aligné d’entrée et on fait match nul (1-1). Il te sort un putain de match, vraiment, explique-t-il. Des séries de dribbles, des accélérations, des débordements… Et ce même jour, un dirigeant présent lui dit : « Patrice, aujourd’hui, il y avait plein d’agents et de recruteurs dans le stade, tu auras forcément des nouvelles par la suite. » Ce match lui a offert des perspectives d’avenir. Il a discuté avec la Lazio qui voulait le faire jouer chez ses jeunes, mais lui n’était pas intéressé. Il signera finalement en fin de saison à Monza, en Serie B. » La prochaine étape vers l’ascension ? Pas vraiment.

Son passage chez les Brianzoli lors de l’exercice 1999-2000 tourne au cauchemar. Sans raisons apparentes, l’entraîneur, Pierluigui Frosio, le met au rebut (seulement 3 apparitions). « Ce fut une saison noire pour lui, assure Samir Beloufa, son ancien partenaire et proche de lui à Monza. Il ne vivait pas très bien cette situation. Il jouait avec la réserve et ça le frustrait, car il estimait avoir les qualités pour jouer. C’est quelque chose qui lui pesait. On sait comment ça se passe, quand un entraîneur n’aime pas ta tête et te donne des explications un peu surprenantes pour expliquer que tu ne joues pas… Mais il avait un bon agent (Federico Pastorello encore aujourd’hui, ndlr) qui lui a permis ensuite de rebondir. » Le fin mot de cette folle histoire italienne revient à son prédécesseur, Giuseppe Accardi, qui a continué de suivre de très près le parcours du tricolore : « À la fin de la saison, son avenir était dans le doute. J’ai dit au président de Marsala qu’il devait prendre la propriété totale du joueur, lequel avait été vendu 50% à Monza. Je lui ai suggéré de proposer 30 millions de lires (15 500 euros). Le président était prêt à payer 35 millions de lires, mais il a fait faillite. Faute d’offres intéressantes en Italie, le joueur a pu revenir en France, à Nice, qui était la propriété du club de la Roma. Et, de là, a commencé l’histoire de Patrice Évra… » Celle, cette fois, que tout le monde connaît.

*Propos de Patrice Évra recueillis dans l’autobiographie de Louis Saha (Du quartier aux étoiles, 2012)

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