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John Westwood et Portsmouth, une histoire à l’ancre bleue

Par Julien Duez, à Petersfield
13 minutes
John Westwood et Portsmouth, une histoire à l’ancre bleue

Loin, très loin de son dernier titre majeur (une FA Cup remportée en 2008), le Portsmouth FC végète dans les ligues inférieures depuis maintenant une décennie. Mais s'il y en a bien un qui se fout royalement de la division dans laquelle évolue son club, c'est John Westwood. Personnage fantasque connu dans toute l'Angleterre, ce doux-dingue, libraire dans le civil, arbore un costume devenu légendaire, à Fratton Park comme à l'extérieur, et ce, depuis plus de quarante ans. Et ce n'est évidemment pas près de s'arrêter.

Le 2 janvier 1982, le public de Twickenham découvre une énorme paire de seins à l’occasion d’un match de rugby entre l’Angleterre et l’Australie. Mais derrière la poitrine, il y a une femme. Elle s’appelle Erica Roe et devient rapidement la plus célèbre streakeuse du pays. Hilare, la clope au bec, la jeune femme est évacuée hors du terrain, dans un mélange d’éclats de rire et d’indignation. À cent kilomètres de là, dans le comté du Hampshire, un commerçant de la petite ville de Petersfield découvre la scène en direct à la télévision. Il s’appelle Frank Westwood et tient une librairie au numéro 16A de Chapel Street. Frank tombe des nues, et pour cause : Erica Roe est son employée. Ce 2 janvier, elle l’avait prévenu qu’elle était malade et ne pourrait donc pas se rendre au travail. Sa carrière d’assistante-libraire a tourné court, mais en matière d’employés barjos, Frank Westwood n’était pas au bout de ses peines. Sept ans plus tard, son fils John se rend à l’état-civil pour modifier son nom sur sa carte d’identité. Désormais, il se fera officiellement appeler John Anthony Portsmouth Football Club Westwood.

« Ça ne m’a coûté que quelques livres et c’était beaucoup plus facile que prévu », ricane d’une voix rauque le quinquagénaire en sirotant une tasse de café soluble à l’étage de la librairie familiale, dont il a repris les rênes depuis le décès de son père en 2006. Le grenier qui sert de cadre à l’entretien est tapissé de coupures de journaux et de drapeaux de Pompey, le surnom que les gens du coin donnent au club de Portsmouth, dont l’antre de Fratton Park n’est sis qu’à trente kilomètres de Chapel Street.

Mes tatouages ont tous un lien avec Pompey. Sauf deux pour mes enfants et un pour mon ex-femme. Un jour, même mon visage sera recouvert.

John reçoit en costume bleu roi, chapeau haut-de-forme vissé sur le crâne, santiags et cravate floquées du blason de son équipe. Même ses piercings ont une connotation. Plus extrême encore, les lettres PFC sont gravées sur ses dents de devant. Et sur le peu de peau qui ressort de sa tunique extravagante, on devine quelques-uns des soixante tatouages qui recouvrent son corps. « Ils ont tous un lien avecPompey. Sauf deux pour mes enfants et un pour mon ex-femme. Un jour, même mon visage sera recouvert. Mais pour le moment, avec les clients à servir au comptoir, ce n’est pas possible », confie, fataliste, celui qui est divorcé depuis maintenant deux décennies. « Ce club, c’est toute ma vie. C’est ce que j’ai dit à ma copine quand, à l’époque, elle m’a demandé si je voulais me marier. Elle a quand même tenté le coup. Idem pour les enfants. Et puis elle a fini par lâcher l’affaire. Alors je lui ai dit : « Je t’avais prévenue ! » »

Pom-Pompey-Doo!

Pompey et John, c’est un mariage qui dure depuis le Boxing Day de 1976. « Brighton à domicile, 32 000 spectateurs. J’avais treize ans et venais d’une famille pas particulièrement portée sur le football, resitue-t-il. Moi, je suivais plutôt Leeds à la télé parce que c’était la meilleure équipe du moment, mais un copain m’a convaincu de plutôt m’intéresser à mon club local, même s’il jouait en troisième division. 90 minutes plus tard, j’étais tellement bluffé par l’atmosphère que j’ai su qu’entre eux et moi, ce serait pour la vie. » N’importe quel supporter dira que le public de son club est le meilleur du monde. John n’échappe pas à la règle et le justifie en rappelant l’unicité géographique de Portsmouth : « C’est la seule ville-insulaire du pays. Contrairement à nos rivaux de Southampton qui sont davantage bourgeois, les gens d’ici ont une mentalité un peu spéciale, typiquement populaire. Pour preuve, à Portsmouth, le numéro 12 est réservé aux supporters. » La plus grosse rivalité de la côte sud dépasse le simple cadre du football. Portsmouth, le petit port naval, contre Southampton, le gros port de commerce. Et pour les Saints, un surnom passé à la postérité : scum. En français l’écume, mais surtout le déchet. « Ce n’est pas la seule raison. Jadis, il existait un syndicat de dockers qui s’appelait Southampton Company of Union Men. Donc on peut dire que l’idée est venue d’eux ! », se marre John.

Peu porté sur les études, il quitte l’école à seize ans pour commencer à travailler avec son père. Se développe alors chez lui une sorte de personnalité Jekyll-Hydesque. D’un côté, le libraire poli et soigné. De l’autre, la bête de stade qui sévit tant à Fratton Park qu’à l’extérieur, sans discontinuer depuis plus de quarante ans. S’il affirme ne pas être tellement différent de ses potes de tribune, « tout aussi passionnés » que lui, il reconnaît cependant que son look lui confère un statut à part. De l’extérieur, il est en tout cas vu comme le supporter le plus connu de Pompey à l’échelle locale comme nationale. « Mon personnage s’est construit avec le temps, à force de circonstances. Rien n’est jamais calculé. Le chapeau, c’est un cadeau, comme la perruque. Mon pantalon de cuistot, je l’ai coupé pour qu’on voit mes tatouages. Un jour, des enfants m’ont dit au stade que je ressemblais à un clown, alors je me suis acheté une paire de chaussures de clown sur Internet. »Si c’était à refaire aujourd’hui ? « Je ne suis pas sûr que je recommencerais. Je suis quelqu’un d’assez timide. À l’époque, c’était juste une façon spontanée d’exprimer ma passion. » Une passion devenue sa raison de vivre. Entière, sans filtre.

Pour certains matchs amicaux de présaison, je suis allé en Amérique, au Nigeria et même à Hong-Kong. Là-bas, les prostituées et l’alcool ne coûtent presque rien, c’était génial.

Depuis 1976, John a vu son club, aujourd’hui bien installé en D3, voyager entre les divisions, mais aussi dans le monde entier. Autant de manières de voir du pays pour celui qui est toujours resté un gamin de Petersfield. « J’ai suivi Portsmouth dans toute l’Angleterre, mais aussi en Écosse, en Italie, en Scandinavie, au Portugal… Pour certains matchs amicaux de présaison, je suis allé en Amérique, au Nigeria et même à Hong-Kong. Là-bas, les prostituées et l’alcool ne coûtent presque rien, c’était génial. Abuja, c’était un dépotoir, mais les gens étaient adorables. En fait, partout où j’ai été, j’ai rencontré des gens adorables. Et pour moi, c’est là que réside l’essence même du football : rapprocher les gens entre eux. »

Cette essence, elle s’est enflammée en se transformant radicalement avec le temps, surtout depuis l’entrée dans le XXIe siècle et la disneylandisationà outrance du football professionnel anglais : « Avant, les gens simples allaient voir du foot parce que c’était un loisir populaire. Aujourd’hui, on a des investisseurs qui en sont venus à mettre de l’argent dans des clubs de seconde zone parce que les équipes au sommet sont devenues impayables. Même dans les divisions inférieures, les prix des places sont trop élevés. Ce n’est pas normal de payer 25 livres pour un match de D4, dénonce-t-il. Mais de toute façon, tout est devenu trop cher dans ce pays. Surtout ce qui compte pour l’homme de la rue, comme les bières au pub ou les cigarettes. » Sur ce point précis, John a trouvé une parade absolue : la clope électronique. « Avant, je dépensais 300 livres par mois, maintenant, seulement 20. Ce n’est pas le seul avantage : je n’ai plus besoin de cendrier, ni de briquet. Et surtout, je peux fumer tranquillement au pub. Plus besoin de sortir me les geler en plein hiver pour en griller une ! Bon, ça ne vaut pas les vraies, mais cela reste une bonne alternative. » Cette passion pour la blonde, qu’elle soit tabagique ou alcoolique, l’amène à citer son joueur préféré ever : Alan Knight, mythique gardien de Pompey, qui facture 683 apparitions entre les bois du club et en est aujourd’hui l’ambassadeur : « C’est une légende, il a joué pour nous quatre décennies durant, il comprenait le club. Et les fans le comprenaient parce que c’était un gros buveur qui fumait comme un pompier. C’était l’un des nôtres. »

Aller au foot, ce n’est pas aller au théâtre. Il faut chanter, crier, c’est une passion, un moyen civilisé d’évacuer toute la frustration que tu as accumulée pendant la semaine au boulot.

La tribu des dingos

L’autre évolution qui le fout en rogne, c’est l’aseptisation des stades britanniques. Une aseptisation qui va complètement à l’inverse de la personnalité de John – brute – au point de le voir nager à contre-courant de ce monde un peu trop poli. Depuis la catastrophe d’Hillsborough en 1989, les enceintes des clubs professionnels ne contiennent en effet plus aucune place debout. L’occasion rêvée, tant pour la fédération que les patrons de clubs, de transformer le défouloir de l’homme de la rue en un théâtre réservé à des familles bien proprettes. Habitué à squatter les stands avec tambour, trompette et cloche, John a été la victime collatérale d’un monde qui n’existe plus et voit ses amis se désintéresser progressivement d’un sport qu’ils n’ont plus les moyens de suivre. Lui doit régulièrement se plier aux injonctions des stadiers qui le somment de se rasseoir lorsqu’il manifeste son soutien avec un peu trop d’entrain. « Aller au foot, ce n’est pas aller au théâtre. Il faut chanter, crier, c’est une passion, un moyen civilisé d’évacuer toute la frustration que tu as accumulée pendant la semaine au boulot. » Et de justifier son propos en jouant à l’anthropologue amateur : « L’histoire l’a montré : les êtres humains fonctionnent comme des tribus qui se battent pour un but commun, la fierté de leur ville. C’est une lutte territoriale, un moyen de montrer aux autres à quel point tu es meilleur qu’eux. Certains viennent au foot pour le match, d’autres pour se battre, c’est comme ça, ça fait partie d’un même mouvement culturel. »

Pourtant, avec la multiplication des mesures de sécurité prises au sein du football anglais, la période dorée du hooliganisme d’outre-Manche est bel et bien terminée. John, fataliste, en a conscience : « Quand j’étais jeune, 90% des lads venaient au stade pour la bagarre, alors que maintenant, c’est l’inverse. Les jeunes qui s’habillent avec certaines marques vivent dans le passé. Ils prétendent vouloir se battre, mais avec la présence policière de maintenant, ils savent que c’est impossible, ils sont avant tout là pour se montrer. Ou alors ils arrangent des bagarres et vont se taper dessus dans des ruelles. Mais plus au stade. » Malgré tout, la violence n’a pas complètement disparu et selon John, elle se justifie par le fait qu’elle est inscrite dans l’ADN des Britanniques. « On a vécu deux guerres mondiales et avant cela, les Anglais ont régné sur un empire, donc évidemment, c’est dans notre nature d’envahir et de conquérir, c’est à cela qu’on est bons, et c’est à cause de ce putain d’Establishment qu’on l’a intériorisé. Mais ce qui est paradoxal, c’est qu’aujourd’hui, les hooligans sont traités comme des criminels, alors que si la Troisième Guerre mondiale commençait demain, ce serait eux qui se battraient en première ligne. »

Hooligan, John ne l’a jamais été. Tout au plus a-t-il, dans ses vertes années, traîné avec les lads du 6.57 Crew (une firmlégendaire de Portsmouth, nommée d’après l’horaire du départ du train qui partait à destination de la gare de Londres-Waterloo), mais sans jamais croiser le fer : « Si j’avais voulu me battre, je me serais inscrit dans un club de boxe. La raison pour laquelle je ne voulais pas me retrouver impliqué dans des bagarres, c’est que ça aurait pu me faire manquer des matchs de Pompey ! Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois, en 1979 », avoue-t-il aujourd’hui, en précisant que ça n’a pas empêché la police de lui chercher des noises : « Bizarrement, j’ai l’impression que les flics s’en sont plus souvent pris à moi qu’aux hooligans. Probablement parce que c’est moins difficile pour eux que de s’attaquer aux vrais fans hardcore. Du coup, pour atteindre leurs quotas de statistiques, ils transforment les gens normaux en criminels ! Mais bon. C’est comme ça que ce pays fonctionne de toute façon. »

Against modern tout !

Même s’il déteste l’Establishment, les jours de scrutin, John refuse de se ranger dans le camp des abstentionnistes : « Finalement, il faut bien voter pour quelqu’un. Moi je vote pour les conservateurs. Pourquoi ? Parce qu’ils sont bleus, comme Pompey, tandis que les travaillistes sont rouges comme les Scummers, donc c’est impossible que je vote pour eux. Mais c’est marrant parce que politiquement, leurs idées sont quand même plus proches des miennes ! » Malgré son obsession quasi psychiatrique, il est tout de même possible de discuter d’autres choses avec lui : comme tout le monde, il a un avis, pêle-mêle, sur le Brexit ( « la meilleure chose qui nous soit arrivée » ), l’immigration ( « ceux qui viennent chez nous doivent s’adapter à nous, pas l’inverse » ) ou encore les réseaux sociaux ( « Je déteste ça. Les seuls gens à qui je parle, c’est dans la rue ou au pub » ) et renvoie l’image d’un homme à la fois en colère, plutôt seul et refusant de se conformer à une modernité qu’il abhorre. Que ce soit dans le football ou les livres, son autre grand amour. Sur Chapel Street, on vénère le papier. Ici, les raretés côtoient les titres de référence et il y en a pour toutes les bourses. Des petits romans à 50 pences vendus sur le trottoir de l’établissement et à payer directement dans une honesty box, aux ouvrages de collection réservés aux bibliophiles les plus fortunés. Le catalogue en ligne ne sert qu’à internationaliser sa clientèle et multiplier les possibilités de ventes, condition sine qua non pour ne pas mettre la clé sous la porte. « Financièrement, on ne gagne pas grand-chose, juste ce dont on a besoin. Il y a un quart de siècle, on comptait 1200 librairies de seconde main dans tout le royaume. Aujourd’hui, il en reste à peine 200. On doit donc se battre au quotidien, en grande partie à cause de toutes les taxes qu’il faut payer. »

En janvier 2020, sa boutique a fait les gros titres après qu’un employé a posté sur le compte Twitter du Petersfield Bookshop qu’aucun ouvrage n’avait été vendu de la journée. De mémoire d’homme, une première. Choqué et ému en apprenant la nouvelle, l’écrivain Neil Gaiman a relayé la nouvelle à ses 2,3 millions d’abonnés, provoquant dans la foulée une cascade de commandes. Et permis à cet établissement un peu hors de l’espace et du temps d’assurer sa survie. Près de deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, celui-ci n’a toujours pas baissé le rideau. Au même titre qu’il caresse l’espoir de revoir un jour Pompey titiller l’élite, John est convaincu que son boulot à la ville fait plus que jamais sens : « Un livre en papier, c’est comme un ami. Rien ne surpasse le plaisir de lire un livre. On peut le toucher, le sentir… Autant de choses qui ne fonctionnent pas avec une Kindle. » La fin de l’entretien approchant, John pousse un long soupir. On devine la rareté de cette parenthèse qu’il s’accorde, lui le libraire qui, paradoxalement, a « trop de boulot pour avoir le temps de lire correctement, hormis quelques pages le soir avant d’aller dormir ». Quand on lui demande ce qui pourrait le faire changer de vie, John PFC Westwood secoue nonchalamment la tête : rien du tout. Et pour cause, dans les rayons de sa librairie comme dans les travées de Fratton Park, il est quelque part en mission, pour préserver l’existence du monde qu’il s’est construit tout seul : « Mon magasin est un peu« Old England », mais c’est comme ça que j’ai envie de le garder : coincé dans le passé, authentique et pas aseptisé. Pour le foot, c’est pareil. Il le faut, parce que sinon tout finira par se ressembler, et les gens n’auront plus de choix, c’est terrible. » Et s’il était là, le véritable football romantique ? Quelque part entre l’idéalisme et la dinguerie ?

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Par Julien Duez, à Petersfield

Photos : JD, DR et Icon.

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