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IPTV : à qui profite le crime ?

Par Adrien Candau et Clément Gavard
10 minutes
IPTV : à qui profite le crime ?

Pour une somme défiant toute concurrence, l’IPTV illégale permet d’accéder à des programmes en pagaille, et notamment aux chaînes payantes qui ont déboursé des centaines de millions d’euros pour se payer les droits TV des grands championnats européens. Un service dont la chaîne de distribution opaque donne déjà des idées au crime organisé, qui pourrait bien faire de cette pratique de retransmission illicite une de ses chasses gardées, dans les années à venir.

Certains la présentent presque comme une mesure de légitime défense. À l’heure où Mediapro a cru qu’il était possible de rassembler 3,5 millions d’abonnés autour d’une offre à 25 euros mensuels pour de la Ligue 1, l’IPTV a soudain pris des airs de chevalier blanc. Face à l’avidité des diffuseurs, l’offre pirate n’en semblait que plus légitime. Même l’effondrement de la chaîne Téléfoot n’a pas modifié l’équation : trop cher, trop éparpillé, trop volatile, le football payant à la télévision lasse et agace. Depuis plusieurs années, c’est l’IPTV (Internet Protocole Television) qui convainc un nombre croissant de foyers français. Le deal ? Payer une somme mensuelle ou annuelle pour s’offrir un boîtier ou une application, qui donnent accès à des dizaines, voire des centaines de chaînes payantes. Notamment celles qui diffusent des matchs de football, normalement réservés à leurs abonnés. Fin de l’histoire ? Pas du tout. Derrière les prix cassés et les matchs en qualité HD, l’envers du décor de l’IPTV n’est pas tout à fait propre. Voyage de l’autre côté du miroir d’un business bien rodé, qui pourrait peut-être bientôt se retrouver entre les mains de la grande criminalité organisée.

Gangsters des internets

Illustration le 18 septembre 2019. Ce mercredi, Eurojust, l’Unité de coopération judiciaire de l’Union européenne, annonce avoir démantelé un vaste réseau de piratage de plate-forme de télévision payante en ligne. Plus de 200 serveurs sont désactivés en Allemagne, en France et aux Pays-Bas, alors que plus de 150 comptes PayPal criminels sont bloqués. Vingt-trois suspects sont appréhendés en Italie. C’est le service d’IPTV illégal Xstream Codes, particulièrement populaire dans la Botte, qui est alors visé. Ce dernier pillait les contenus de nombreuses chaînes payantes comme Sky Italia (détentrice d’une bonne partie des droits de la Serie A) et même de services de streaming en ligne type Netflix, pour les vendre à prix modique à ses abonnés. Parmi les individus interpellés, on distingue notamment un certain Franco Maccarelli, désigné par la Guardia di Finanza comme un des, si ce n’est le, cerveau de l’opération. Petit génie de l’informatique à en croire les médias transalpins, le bonhomme a mis sur pied une plateforme qui aurait engendré un manque à gagner estimé à 6,5 millions d’euros pour les diffuseurs légaux. Une criminalité high tech qui n’aurait pas été sans attirer les convoitises de la mafia : dans un appel téléphonique enregistré par les forces de l’ordre, Maccarelli évoque notamment des menaces qu’il aurait reçues de la part du clan Lo Russo, une des « familles » de la Camorra napolitaine.

Est-ce que les mafias traditionnelles ont la main sur un pan de l’IPTV criminelle ? C’est quelque chose que nous devons surveiller…

De quoi se demander si le crime organisé ne lorgne pas déjà sur l’IPTV illégale. Voire, s’il n’a pas déjà partiellement la main dessus. « Est-ce que les mafias traditionnelles ont la main sur un pan de l’IPTV criminelle ? Je pense que c’est quelque chose que nous devons surveiller… estime Cameron Andrews, directeur du service juridique anti-piratage du groupe beIN. C’est vers cette direction que le business de l’IPTV illégale pourrait tendre. Même si je pense que, pour l’instant, les réseaux existants sont davantage gérés par des pirates au profil plus classique. Par exemple, comme les individus qui administraient en France ce site qui détournait le signal de beIN. » Andrews fait ici référence à la fermeture du site beinsport-streaming.com en juin 2019. Celui-ci retransmettait illégalement des événements sportifs en direct, en provenance des principaux diffuseurs de sport français comme Canal +, RMC Sport ou encore beIN Sports. « Le cas échéant, c’était du streaming, pas de l’IPTV, nuance Andrews. Mais les gérants de ce site étaient assez organisés. Ils avaient des comptes off shore, ils engendraient des sommes importantes en diffusant de la publicité sur leur plateforme… »

Des fournisseurs aux revendeurs

De fait, si on peut supposer que le grand banditisme va s’intéresser de plus en plus près à l’IPTV dans les années à venir, l’activité reste majoritairement la chasse gardée de pirates familiers des processus de détournement des signaux télévisuels. « Dans les pays du Nord de l’Europe, les pirates qui faisaient ce qu’on appelle du cardsharing(une technique de piratage qui permet à plusieurs utilisateurs d’accéder aux chaînes de TV à partir d’une seule carte d’abonnement partagée, NDLR)ont massivement migré vers l’IPTV », observe Stian Loland, responsable sécurité de Nordic Content Protection, une organisation anti-piratage travaillant pour les chaînes de télévision des pays scandinaves. La chaîne de distribution de l’IPTV illégale, elle, obéit à un fonctionnement rigoureusement étudié, dont le noyau de commandement est protégé par plusieurs acteurs intermédiaires.

Youtube est un fournisseur très actif. Si vous signalez un contenu, ils le suppriment. D’autres FAI sont beaucoup moins réceptives.

Schématiquement, on compte deux principaux types d’acteurs derrière ces réseaux. D’abord les fournisseurs à grande échelle, qui captent et piratent le signal des chaînes TV et proposent des abonnements d’IPTV illégale à leurs abonnés. Ces fournisseurs ont également recours à des revendeurs, auxquels ils « prêtent » leur signal pirate. Ces derniers utilisent les infrastructures de diffusion par streaming des diffuseurs et proposent également des forfaits IPTV à leurs clients. Ils reversent ensuite au fournisseur (souvent unique) auquel ils se sont associés un pourcentage de leurs revenus. Il faut aussi mentionner les re-streamers qui constituent une sous-catégorie de revendeurs plus sophistiqués techniquement. Ces derniers disposent en effet de leur propre infrastructure pour diffuser du streaming illégal. Cela leur permet de faire souvent affaire avec plusieurs fournisseurs à la fois, auprès desquels ils paient un coût fixe, pour rediffuser le contenu piraté par ces derniers. « Les revendeurs et les re-streamers sont la face publique du piratage, il est assez simple de les repérer, décrypte Cameron Andrews. Le plus délicat, c’est de trouver ceux qui copient la source pour la diffuser. Pourquoi ? Parce qu’Internet permet de se cacher facilement, les réglementations facilitent l’anonymat. Les fournisseurs d’accès internet n’ont pas d’obligation de tenir des registres précis sur l’activité et la nature de leurs clients. Obtenir ces informations est par ailleurs difficile et chronophage. »

La loi pour l’ordre

La collaboration entre les différents acteurs est pourtant le mot d’ordre dans la lutte acharnée contre le phénomène IPTV. Les chaînes, qui sont loin d’être les seules victimes dans cette histoire, n’ont pas les moyens d’avancer sans alliés, dans un combat qui peut parfois sembler perdu d’avance. « Nous avons besoin de la coopération de la police, des fournisseurs d’accès internet (FAI) et des entreprises impliquées dans le processus, confirme Stian Loland. Ce ne peut pas être le travail d’un seul homme. » Reste qu’au-delà des questions de réglementation, les FAI ne sont pas toujours réceptifs quand il s’agit de tendre la main aux chaînes ou organisations anti-piratage. « Certains diffuseurs de contenus comme Youtube sont très actifs. Si vous signalez un contenu, ils le suppriment, nuance Loland. Mais certains FAI ou plateformes sont beaucoup moins réceptifs vis-à-vis des demandes de retrait. Nous préférons nous concentrer sur les FAI qui sont proactifs. » Même son de cloche chez Cameron Andrews : « Les fournisseurs d’accès à internet détiennent la clé ici. Nous allons être condamnés à mener une lutte permanente contre ces pirates, jusqu’à ce qu’il y ait des changements significatifs dans la loi. Si nous pouvons obtenir des réductions importantes et rapides des flux IPTV pirates pendant les matchs, alors nous pourrons vraiment nuire à leur business. » Mais là encore, tout ou presque est une question de réglementation.

Exemple en France, où l’article 23 du projet de loi du ministère de la Culture relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique s’est longtemps fait attendre. Ce dernier vise à offrir plus de moyens à l’appareil judiciaire, dans le cadre de la lutte contre le piratage sportif. La proposition de loi a finalement été déposée à l’assemblée nationale le 26 janvier. « On attendait que l’article soit inscrit dans le projet de loi relatif à l’audiovisuel dès l’année dernière, mais celui-ci a été ajourné en raison de la crise sanitaire, explique Caroline Guenneteau, la directrice juridique de beIN Sports France. Il y a eu un consensus au sein de l’ensemble des ministères sur les dispositions anti-piratage, on espère que cela ne fera pas l’objet de nouveaux débats. »

À terme, c’est une avancée majeure dans le match des chaînes contre l’IPTV qui se profile peut-être : « Concrètement, ça nous permettrait de bloquer en direct des flux et surtout d’obtenir du juge une ordonnance dynamique, qui aurait pour effet d’interdire certains sites qui fournissent de l’IPTV, éclaire Caroline Guenneteau. Cela permettrait d’avoir une action immédiate. On n’agit pas sur le pirate ou l’internaute, mais on bloque les contenus. L’efficacité de l’action contre le piratage se joue là-dessus. » Une évolution législative indispensable, pour que la France passe à l’étape supérieure dans la lutte contre l’IPTV. L’Hexagone a du retard en la matière, puisque le Portugal, le Royaume-Uni, l’Irlande ou l’Italie, pour ne citer que ceux-là, disposent déjà de moyens légaux supérieurs pour traquer ces offres illégales.

Un combat européen

Les législations et initiatives propres à chaque pays ne sont néanmoins pas suffisantes pour endiguer le phénomène IPTV, les pirates opérant souvent dans plusieurs États à la fois. Si chacun peut légiférer dans son coin, les États membres misent ainsi beaucoup sur la solidarité et la justice européenne dans la lutte contre le piratage. Eurojust, l’agence de l’Union pour la coopération pour la justice frontalière (cross border crime en VO) a notamment fait de la lutte contre l’IPTV illégale l’un de ses objectifs prioritaires. « Chaque État membre a un bureau chez nous, précise le porte-parole d’Eurojust, Ton van Lierop. Par exemple, si la France est confrontée à un cas d’envergure transfrontalière, elle contacte ses collaborateurs et demande le soutien des autres États membres. »

Le nombre de cas de cybercrime pour lesquels on est contactés augmente entre 15 et 20% chaque année.

La première opération d’envergure européenne contre l’IPTV illégale a été coordonnée par Eurojust en septembre 2019, en Italie, après plusieurs années d’investigation. Ce type d’action, massive, a pour objectif de cueillir un maximum de cybercriminels par surprise. « Il y a deux mois, on a piloté une autre grande action demandée par l’Italie. Plus de 1500 serveurs ont été saisis, avec dix pays concernés à la fois, déroule Ton van Lierop. Néanmoins, si on coordonne une opération, il faut agir au même moment. Si on saisit des serveurs dans un pays A, puis une semaine plus tard dans un pays B, les criminels sont avertis et peuvent faire migrer leurs données. » Face à l’explosion du phénomène IPTV, la justice européenne doit par ailleurs mobiliser des moyens de plus en plus importants. « Le nombre de cas de cybercrime pour lesquels on est contactés augmente entre 15 et 20% chaque année, détaille Ton van Lierop. La commission européenne a d’ailleurs proposé un budget élargi pour Eurojust. C’est clairement une de nos priorités. »

Un combat sans fin ?

Le début d’une prise de conscience générale, face au danger de l’IPTV ? Possible, selon Caroline Guenneteau qui estime « ne plus avoir à justifier la nécessité d’intervenir contre le piratage. Tout le monde est convaincu du désastre économique que ça représente et de l’intérêt de légiférer sur le contenu. Les états d’esprit ont un peu changé là-dessus. » La menace est même devenue concrète pour certains fournisseurs d’accès à internet, devenus eux-mêmes créateurs de contenus et donc potentielles victimes directes des cybercriminels. Le combat entre les ayants droit et les pirates semble cependant parti pour durer. Le bout du tunnel serait-il impossible à entrevoir ? « Ces derniers mois, de grandes actions ont été menées à travers l’Europe pour lutter contre le piratage. Elles ont un impact sur les réseaux illégaux, résume Cameron Andrews. Mais nous constatons malheureusement que les pirates se remettent rapidement en marche. Ils ont souvent un réseau et des serveurs de secours, prêts à être réactivés. »

En attendant de trouver un moyen de terrasser cette Hydre de Lerne numérique, les acteurs engagés dans la lutte contre l’IPTV doivent se contenter de plus modestes victoires. « C’est comme un feu que vous éteignez, alors qu’un autre apparaît à côté, déroule Caroline Guenneteau. Le feu d’à côté n’aura pas la taille du gros foyer, que vous avez réussi à éteindre. Le but, c’est de pouvoir intervenir sur ce petit foyer, pour qu’il ne soit pas profitable aux pirates. » Reste à espérer que la maison ne brûle pas avant l’arrivée des secours. Fin décembre 2020, Hadopi estimait que le piratage lié au streaming et à l’IPTV avaient engendré à lui seul un manque à gagner d’un milliard d’euros pour l’ensemble de la filière audiovisuelle et sportive en France, en 2019.

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Par Adrien Candau et Clément Gavard

Tous propos recueillis par AC et CG

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