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Il était une fois Bob au stade Suffren

Par Nicolas Kssis-Martov
6 minutes

Chaque année, le Tour de France s'invite au cœur de Paris pour terminer sa folle odyssée sur la plus belle avenue du monde : les Champs-Élysées. Les cyclistes peuvent ainsi arpenter le pavé de la capitale et surtout filer le long de ses plus belles perspectives. Un plaisir que les footballeurs ne goûtent plus guère, relégués depuis longtemps aux « limes » de Paname, loin des plus beaux bâtiments de la ville lumière. Sauf peut-être dans le cas de ce petit îlot de résistance footballistique que constitue le stade Suffren où, un jour, maudit selon certains, Bob Marley vint taper le ballon. Récit.

Ce fut écrit mille fois, par des romanciers, des universitaires, des politiques, des journalistes. Le Tour de France représente bien davantage qu’une course cycliste. Il incarne une part de notre patrimoine vivant et pour le coup roulant. Il serait inimaginable que, dans la patrie du jacobinisme, l’arrivée se situe ailleurs qu’au cœur de la capitale. Un honneur bien singulier pour la petite reine, alors que le football, pour sa part, a quasiment totalement disparu de Paris intra-muros, pour se retrouver relégué sur les bordures, entre ses portes – le Parc des Princes, Charléty – ou le long de la petite ceinture, alignant ses rangées de stabilisés. « Les premiers terrains de football sont des espaces à la marge de l’urbain, comme les bois de Vincennes et de Boulogne, notamment le champ des manœuvres militaires, précise l’historien Julien Sorez. Les stades intra-muros comme le Parc et le stade Elisabeth font figure d’exception et c’est en partie de long des boulevards des Maréchaux, au bord de l’ancienne zone des fortifications, et en banlieue, que le football a réellement trouvé des espaces pérennes. »

Suffren, l’exception

Il demeure toutefois donc une exception, en tout cas pour le foot amateur : Le stade Suffren, lové le long de la Seine, entre Bir-Hakheim et le RER C. Désormais passé au synthétique, cette improbable incongruité de crampons et de shorts, posée au plus près du Paris touristique, de ses hôtels de luxe, de son centre culturel japonais et de ses rues paisiblement bourgeoises, draine tous les soirs un petit peuple de joueurs du dimanche trop heureux de forcer la frontière sociale des beaux quartiers. Un lieu sans pareil pour honorer le dieu football où les changements de créneaux horaires pour les entraînements sont indiqués aux clubs par le scintillement de la tour Eiffel qui surplombe de sa majestueuse présence métallique les buts et les lignes de touche. Cela dit, le coin n’est pas si étranger au ballon rond. Non loin de là, toujours du coté de Bir-Hakheim, le Red Star commença sa longue aventure en jouant d’abord près du Champ-de-Mars, puis, ensuite, sur un terrain vague qui sera rasé pour y construire le Vél’ d’Hiv’. Nous sommes en 1907.

Le stade Suffren naîtra plus tard et finira au fil du temps par récupérer son statut d’exception. Un rectangle qui fait tache sur Google Street View, mais qui incarne la persistance du foot amateur au sein d’une ville, dont certes le prix du mètre carré dissuade vite tout nouveau projet, qui ne semble plus jurer que par les murs d’escalade ou les salles cosy au Carreau du Temple pour cours de pilates. Un lieu qui recevra des milliers de matchs toutes fédérations confondues et de séances d’entraînement entre équipes colombiennes, antillaises ou désormais féminines. Y trouver sa place relève en effet souvent du heureux hasard. Le FC Paris 7 par exemple, club FSGT, fut fondé par des fils de gardiens d’immeuble, Nuno de Suza et Karim Zerrouki, deux amis qui ont grandi ensemble dans le septième arrondissement de Paris, et qui purent prétendre à ce titre pénétrer un lieu aussi sélecte et fort éloigné de l’image de la Fédération du « sport populaire » .

Le cuir de Bob

Par la grâce de cette position unique, ce banal édifice municipal va souvent acquérir le droit d’être cité dans la mémoire collective. Ivan Roussin, fils de Michel Roussin, ancien patron des services secrets français et ministre balladurien tombé à cause du scandale des HLM, racontera d’ailleurs dans son livre Fils à Papa comment il traîna son paternel le voir jouer là-bas : « Mon père a vu dans ce match la revanche des Roussin contre l’Enarchie et s’est passionné pour la rencontre.(…)Au premier but, j’ai vu ses yeux s’illuminer. Je haranguais mes troupes aux cris « Allez les gras, allez les autodidactes. » À la mi-temps, il m’a dit : « Ça me ferait vraiment plaisir que vous les humiliez. » La victoire l’a comblé. Il est devenu un spectateur des matchs contre l’ENA (uniquement ceux-là) qui ont eu lieu de façon régulière pendant un certains nombre de saisons au stade Suffren. » Comme quoi, la politique n’est jamais loin du terrain, aussi modeste soit-il.

Si cette belle infrastructure apparaît aujourd’hui dans les recherches Google, c’est en réalité pour avoir avant tout accueilli la mythique rencontre opposant les Wailers de Bob Marley aux Polymusclés, sorte de Variety club pour stars de seconde zone de la chanson française comme Herbert Leonard. C’était le 19 mai 1977. En tournée pour l’album Exodus, la tribu jamaïcaine a posé ses valises à l’hôtel Hilton – depuis devenu Pullann – juste en face du stade Suffren. Comme toujours, Bob Marley ne peut rester quelque part sans taquiner le cuir, son autre grande passion entre les femmes et la musique. Le label Island organise alors un match amical avec les Polymusclés et sollicite quelques journalistes parisiens pour venir compléter les Wailers. Le temps est capricieux sur Paris, mais il en faut plus pour stopper les yardies.

« Sa chaussette était imbibée de sang »

Secrétaire de rédaction chez Rock and Folk, Philippe Paringaux, gardien éphémère des reggae boys, avait confié il y a quelques années à Snatch ses souvenirs : « Cinq minutes après cet échange, une horde de rastas dépareillés ont débarqué de l’hôtel Hilton, à cent mètres du terrain. Leurs accoutrements étaient hors du temps, ils fumaient leur dernier spliff, bonnets vissés sur la tête. Cette curieuse troupe de Jamaïcains avait les yeux rougis et était emmenée par Bob Marley, le plus petit de tous. Il nous a salués sobrement, réservé, mais souriant, avant de se diriger vers le ballon en trottinant. Je me souviens avoir tourné la tête et avoir vu les Polymusclés se regarder, petits sourires en coin. L’air de penser que face à ces « clodos », l’affaire allait vite être pliée. » Une branlée plus loin, tout le monde se sépare. Bob ayant quitté prématurément le terrain, un tacle appuyé ayant ensanglanté son gros orteil. « Sa chaussette était imbibée de sang et son ongle décollé. Il a été accompagné au Hilton pour consulter un médecin qui s’est occupé de le soigner et lui a fait une piqûre antitétanique. Il est revenu une trentaine de minutes plus tard et s’est placé derrière mon but. Il m’encourageait, chantait et dansait avec la troupe, c’était assez amusant. Sa blessure était déjà pratiquement oubliée. C’était un accident de foot et pas une blessure gravissime non plus. Il ne s’était pas cassé la jambe ! » Cette blessure révélera plus tard son cancer et des esprits complotistes y verront un coup de Babylone, en l’occurrence la variété française, contre le messie du reggae. Le 11 mai 1981, Bob Marley s’éteint à Miami, quatre ans presque jour pour jour après le match.

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