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Freddy Rincón : il était le Colombien du futur
Victime d'un violent accident, le colosse colombien Freddy Rincón s'est éteint, mercredi, à 55 ans. Éminent représentant du football toque, il était un joueur en avance sur son temps.
Il soufflait un vent nouveau sur le football. Qui venait de loin. Avec sa part de mystère. En 1990, une nouvelle vérité semblait émerger au nord de l’Amérique du Sud : au milieu d’un Mondial hermétique, fermé à double tour, la Colombie offrait son football toque, qui chérissait le ballon sur une cadence mid-tempo brisée par de violentes cavalcades. Dans les buts, un gardien volant, René Higuita. À la baguette, la chevelure exubérante de Carlos Valderrama. Et puis, Freddy Rincón, lancé justement par El Pibe, dans les arrêts de jeu. Une course où sa vitesse et sa puissance laissaient sur le carreau l’arrière-garde des futurs champions du monde allemands pour une égalisation (1-1) qui ferait exploser Bogota, Cali, Medellín ou Barranquilla. C’était plus qu’un but, c’était une revendication que la Colombie pouvait regarder dans les yeux la puissante RFA, les meilleurs du monde, même si elle n’allait pas au-delà d’un huitième de finale perdu contre le Cameroun.
Trois ans plus tard, une autre course. À l’Estadio Monumental de Buenos Aires, le Colosse de Buenaventura (1,87m, 82 kilos) vole dans le dos des Argentins. C’est la première fusée d’un feu d’artifice qui verra la Colombie étriller l’Albiceleste (5-0). Le monde entier commence alors à se passionner pour Asprilla, Valderrama et Rincón. On en fait même l’un des favoris pour la Coupe du monde 1994. Quand l’Argentin Jorge Valdano, alors entraîneur du Real Madrid, recrute Rincón, en 1995, il ne tarit d’ailleurs pas d’éloge sur un milieu offensif qui « a tout ». Puissance, agilité technique et vitesse. Il est alors un peu perçu comme un footballeur d’un genre nouveau, qui pourrait incarner le futur de son sport. « Aujourd’hui encore, il pourrait jouer (dans les plus grandes équipes), car il était en avance athlétiquement, et le talent, lui, n’a pas de date de péremption », a déclaré cette semaine encore le champion du monde 1986, quand le quotidien AS l’a appelé après l’accident finalement fatal à Freddy Rincón. Lecteur de Gabriel García Márquez et Isabel Allende, le milieu cafetero aimait le fait d’être dirigé par le « philosophe du football ». Mais son passage au Real Madrid sera calamiteux. Valdano est viré, l’équipe ne tourne pas et une frange de supporters merengues n’apprécie pas de voir un joueur noir porter leur maillot blanc. Selon Rincón, même le président, Lorenzo Sanz, arrivé en cours de saison, ne cachait pas sa xénophobie. « »Quand j’arriverai, il sera le premier à partir », avait-il promis », a assuré le premier Colombien à avoir joué au Real Madrid.
L’Europe ne le comprendra pas
On pourrait parler de promesse non tenue, à l’image de la Coupe du monde 1994, marquée par l’élimination au premier tour de la Tricolor et l’épilogue funeste de la mort par balles d’Andrés Escobar. Mais pour Rincón, comme pour les autres éléments phares de la sélection frisson de la première moitié des années 1990, le contexte européen était adverse. C’était l’avant arrêt Bosman, quand seuls trois étrangers pouvaient peupler un effectif. Sur le terrain, les différences culturelles étaient marquées, comme en dehors. À Naples, où il avait fait ses débuts européens un an avant de rejoindre Madrid, Rincón avait aussi peiné à s’adapter. Cet expert de la talonnade était considéré comme un attaquant – ce qu’il n’était pas – et ses sept buts n’avaient pas suffi à convaincre les tifosi. À Madrid, le bilan d’El Coloso sera tout simplement vierge : pas le moindre but. Il était ce pionnier qui a souffert pour ouvrir la voie. Pas un élément isolé.
Parmi les cracks cafeteros de la génération Maturana, seul le séjour européen du pourtant fantasque Faustino Asprilla peut être considéré comme une relative réussite. Mais l’ex de Parme et Newcastle avait débarqué à 22 ans. Quand il s’engage avec la Maison-Blanche, Rincón, lui, vient de souffler ses 29 bougies. Il a déjà une longue carrière sud-américaine derrière lui, qui connaîtra un second volet. Ce sera au Brésil, où il avait déjà marqué les esprits, en 1994, avec le Palmeiras de Roberto Carlos, Edmundo et César Sampaio. Il retourne d’ailleurs dans le club alors détenu par Parmalat, mais c’est chez le voisin, le Corinthians, qu’il va devenir un mythe. Avec le club le plus supporté du Brésil, il remporte notamment deux championnats (1998 et 1999), et surtout, le Mondial des clubs, en 2000. Il marque à nouveau un but qui compte : celui du 2-0 face à Al-Nasr, qui élimine le… Real Madrid de Raúl et Anelka, alors que la finale se joue entre les premiers de deux poules de quatre. Dans une compétition organisée à Rio de Janeiro, Rincón et consorts font plier le Vasco de Gama de Romário, qui jouait à domicile. Entre-temps, le milieu de terrain a aussi disputé un troisième Mondial de rang, en 1998, mais cette Colombie historique – une seule participation avant 1990 – a perdu de son insouciance.
C’était Cali
El Coloso a expliqué avoir commencé à développer son physique imposant quand il ramenait à pied des matériaux qu’il recueillait avec ses frères dans le port de Buenaventura pour aider à construire la maison familiale. Benjamin d’une fratrie de huit portée sur le football, il s’était aussi endurci très tôt au contact de ses aînés. En très bonne condition physique malgré les années qui passaient, Rincón avait envisagé de rechausser les crampons en 2012, à 46 ans, pour aider l’América Cali, avec qui il avait connu ses plus belles heures dans son pays (champion 1990 et 1992), à retrouver la première division. Il ne jouera finalement qu’un amical. En 2019, il est aussi l’éphémère adjoint avec Millonarios de José Luis Pinto, l’entraîneur qui l’avait lancé à Santa Fe, en 1986.
FCF lamenta el fallecimiento de Freddy Rincón. https://t.co/e4VuoQEstG pic.twitter.com/sy3lxG3VNf
— FCF (@FCF_Oficial) April 14, 2022
Une fois ses crampons officiellement raccrochés en 2004, Rincón refait surtout la Une à cause d’ennuis judiciaires. Un peu comme si le soufre des années « narcos » du football colombien ne pouvait l’épargner, il est détenu à São Paulo en 2007, accusé de blanchiment d’argent et d’associations de malfaiteurs, par le Panama. Relâché après quatre mois, il repasse par la case interrogatoire en 2015, soupçonné notamment d’avoir servi de prête-nom à un trafiquant de drogue, ex-membre du cartel de Cali, et originaire, comme lui, de Buenaventura. Il sera néanmoins blanchi en 2016. Rayon faits divers, il réchappe également d’un accident, en 2013. Bilan : quelques fractures. La vitesse est cette fois son ennemie. Sa puissance physique a, en revanche, entretenu l’espoir d’un rétablissement malgré le terrible choc dont il a été victime dans la nuit de dimanche à lundi. Percuté par un bus, après avoir brûlé un feu rouge, selon les premiers éléments de l’enquête, il était depuis dans un état critique et s’est éteint mercredi. Pour rendre hommage à El Coloso, géant du football colombien, le maire de Cali a décrété trois jours de deuil. Le monde du foot pleure aussi cet ancien joueur d’un genre nouveau.
Par Thomas Goubin