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France 2002 : le problème Roger Lemerre

Par Chérif Ghemmour
9 minutes
France 2002 : le problème Roger Lemerre

Avec son autoritarisme bourru de sergent-chef et son goût pour les vannes grivoises, Roger Lemerre avait brillamment succédé à Aimé Jacquet en remportant l’Euro 2000 et la Coupe des confédérations 2001. Mais, missionné par la France du foot pour réaliser un vertigineux triplé Mondial-Euro-Mondial, il a peu à peu cédé à sa nature fantasque avant de s’enfermer dans ses certitudes de plus en plus butées...

« À partir d’aujourd’hui, je suis et je resterai le premier supporter de l’équipe de France. » Signé Roger Lemerre au soir du 9 octobre 1999 après la victoire étriquée 3-2 des Bleus face à l’Islande qui les qualifie pour l’Euro 2000. Panique à la FFF ! Car cette déclaration absconse laisse penser à une démission prochaine du sélectionneur, vexé par les critiques de son président Claude Simonet après la courte victoire contre l’Arménie (3-2). Invité à s’expliquer le lendemain à Téléfoot, Lemerre vrille à nouveau :« Il y a une chose que je voudrais dire pour lever toute ambigüité. Si mon chapeau savait pour qui je vote, je le brûlerais immédiatement. » Traduction approximative : il reste à son poste.

« Qu’est-ce que je risque ? J’ai les meilleurs du monde ! »

La France du foot découvre, éberluée, l’autre face sombre, lunatique, de l’ex-adjoint sympa d’Aimé Jacquet du Mondial 1998, auquel il avait succédé à 57 ans au poste de sélectionneur… Barthez, Lizarazu, Thuram, Petit, Djorkaeff et Zidane avaient, eux, déjà expérimenté son mélange de bonhomie et de raideur militaire lors de leur passage au bataillon de Joinville que Roger avait drivé entre 1986 et 1997. L’Euro 2000 confirmera sa bipolarité souriante et revêche. La face solaire du technicien aux compétences certaines qui offre la victoire au pays à Rotterdam face à l’Italie (2-1 AP). Et la face colérique de celui qui, en pleine compétition, a boycotté les médias en solidarité avec son capitaine Didier Deschamps malmené par la presse… avant de revenir sur sa décision ! L’Euro 2000 exacerbe la guerre impitoyable qu’il livre aux médias à coups de punchlines bien senties : « Le média est par définition haïssable et destructeur », « J’exècre les journalistes », « La presse, elle est respectée quand elle est respectable. »

À la fin de l’Euro 2000, les deux précieux leaders, Didier Deschamps et Laurent Blanc, relais charismatiques qui faisaient le lien entre le sélectionneur et son groupe, arrêtent leur carrière internationale. C’est en vain que Roger tentera de retenir Dédé-la-Gloire au soir du sacre sur la pelouse du Kuip de Rotterdam. Si Roger souffrira par la suite d’un complexe d’illégitimité, à cause du coaching gagnant contre l’Italie que DD lui avait justement soufflé, il bénéficiera d’une jurisprudence Jacquet renforcée qui fait taire depuis le 12 juillet 1998 toutes critiques à l’encontre de l’équipe de France et de son sélectionneur. En plus de la défense de fer héritée de France 1998, il dispose aussi d’une attaque de feu avec Henry, Trezeguet, Wiltord et Anelka. Prônant pour les Bleus un style moins prudent que celui de Jacquet, le voilà bien pourvu devant ! Début 2002, il a la lucidité de noter que ses gars ont subi des coups de mou à l’automne 2001, mais il dédramatise tout de même leurs trois défaites de cette année 2001 face à l’Espagne, l’Australie et le Chili. En février, dans la perspective du Mondial asiatique qui se profile, il se confie ainsi au château de Clairefontaine à Bernard Laporte, sélectionneur du XV de France : « Franchement Bernard, qu’est-ce que je risque ? J’ai les meilleurs du monde ! » Les meilleurs du monde moins un : Robert Pirès, blessé le 23 mars et forfait pour le Mondial. Mais tout rentre dans l’ordre avec le 5-0, sans Robert, infligé aux Écossais le 27 mars. Même si Roger a encore vrillé : ulcéré par les sifflets du Stade de France à l’encontre de Karembeu, il éructe au terme d’une conférence d’après-match qui aura duré 3 minutes : « c’est une insulte à mon pays… Au revoir ! »

La pensée unique du 4-2-3-1

Les tiraillements tactiques éclatent au grand jour après le France-Russie du 17 avril (0-0). Les Bleus ne se sont pas créé d’occasions. Le mécontentement collectif tourne autour de l’absence de Pirès. Elle a déséquilibré le 4-2-3-1 intangible de Roger : Zidane s’épuise à combler les espaces et son association avec Djorkaeff dysfonctionne. Une majorité de joueurs militent pour le retour au 4-4-2 avec l’incorporation de Claude Makélélé en troisième milieu défensif aux côtés de Petit et Vieira. Ainsi, ZZ ne s’occuperait que de l’organisation sans faiblir, et Henry jouerait à côté de Trezeguet… Refus du sergent Lemerre, rétif à un milieu à trois récupérateurs ! En 1998, les Bleus avaient obtenu d’Aimé Jacquet avant France-Italie qu’il renforce la paire Deschamps-Petit avec Karembeu… Et puis Titi Henry renâcle publiquement à devoir jouer côté gauche, alors qu’il irradie en 9 où Wenger l’a replacé chez les Gunners. Positionné à gauche, il laisse l’axe à Trezeguet et doit défendre plus. Même repris de volée par Lemerre qui n’apprécie pas sa sortie médiatique, Titi continue de râler ostensiblement… À l’approche de la Coupe du monde qui débutera le 31 mai lors de France-Sénégal, Roger Lemerre s’inquiète surtout du gigantesque barnum publicitaire des sponsors multicartes qui parasite la vie des Bleus, jusque dans leurs rassemblements à Clairefontaine : « Au fil du temps, les gens ne respectent plus certaines barrières. Mais j’interviendrai pour protéger l’équipe s’il le faut ! », tonne-t-il devant des journalistes peu convaincus…

Le 30 avril, Roger annonce à Paris le premier tiers de sa liste des 23 pour le stage de Tignes. Soucieux de ne pas rééditer le traumatisme des six bannis de Clairefontaine 1998, il appelle lui-même les joueurs non retenus : Anelka, Letizi, Landreau, Carrière. D’aucuns regrettent l’absence de ce dernier, sympa et créatif. Malgré l’avis de ses adjoints, Lemerre lui préfère Boghossian, grand ancien et ambianceur de la bande, et Johan Micoud, en doublure de ZZ, certes, mais qui n’a pas accompli une saison fabuleuse à Parme. Sans surprise, Djibril Cissé a aussi été retenu. À 20 ans, le meilleur buteur de D1 avec 22 buts pour Auxerre peut doubler aussi à droite pour Wiltord. Roger s’accommode d’une logique de groupe instaurée par les joueurs qui font de l’équipe de France un cercle fermé qu’ils ouvrent à certains (D. Cissé), mais pas à d’autres : Ludovic Giuly, Laurent Robert ou Vikash Dhorasoo, coupable de petits ponts répétés sur le capitaine Desailly ! Le stage de Clairefontaine débuté le 14 mai regroupe les 21 sélectionnés, Zidane et Makélélé disputant avec le Real la finale de Ligue des champions contre Leverkusen. Cette liste des 23 comprend 16 joueurs présents à l’Euro 2000 et encore 14 du Mondial 1998. La probable équipe type du Mondial 2002 aligne même 10 héros de France 1998, plus Wiltord ! Roger Lemerre se repose sur un groupe qui accorde une prime d’ancienneté à beaucoup des vainqueurs de 1998 et 2000. « C’est vrai, ce groupe ne change pas, mais c’est parce qu’il est performant », concède Roger qui assume un manque de renouvellement des troupes. Interrogé sur l’éventualité d’associer Henry et Trezeguet en pointe, il assène : « Deux gars comme ça ensemble, ça fait deux joueurs en moins pour l’équipe de France. » Donc Titi jouera à gauche, point barre !

Général de divisions…

Entre-temps, le 3 mai, « Rodgeur » a prolongé en bleu jusqu’à la fin de l’Euro 2004, jouant de l’impatience de Claude Simonet pour négocier également une prime fédérale de 610 000 euros en cas de victoire en Asie, soit le double de celle des joueurs. Aimé Jacquet a appuyé la reconduction d’un sélectionneur tout heureux de disposer de Zidane, meilleur joueur du monde, mais aussi de Trezeguet et Henry (24 buts), plus Djibril Cissé (22 buts), sacrés meilleurs buteurs en Italie, en Angleterre et en France. Sur la saison écoulée, ils pèsent 99 buts ! Sur les 23 Bleus, 14 ont remporté un titre… Mais 19 ont joué des matchs de Coupe d’Europe, s’inquiète le Dr Ferret, qui a constaté aux stages de Tignes et de Clairefontaine que le fabuleux groupe France est physiquement dans le rouge ! À la veille du France-Belgique du 18 mai, Roger balaye toute perspective d’échec en Coupe du monde :« Quand je prends ma voiture et que je roule à 180, je ne pense pas à l’accident. »Mais il vrille à nouveau : ulcéré de la parution d’une bio non autorisée, Roger Lemerre : les Bleus au cœur de Christian Vella, il pense à faire interdire le livre ! La défaite contre la Belgique (2-1), la première à domicile depuis trois ans contre la Russie, souligne qu’en l’absence de Zidane (resté auprès de sa femme et de son nouveau-né, Théo), ni Djorkaeff et ni Micoud ne peuvent le remplacer à la baguette. La défense axiale a paru lourde, la fatigue des joueurs crevait à nouveau les yeux…

Le ministage d’Ibusuki au Japon débuté le 20 mai est vite parasité par la polémique du genou bandé de Thierry Henry qui sème d’emblée une ambiance tendue avec les médias français. Sans leaders fédérateurs comme les anciens tauliers Blanc et Deschamps ou Bob Pirès, le-pote-à-tout-le-monde, Roger Lemerre peine à vraiment unifier un groupe France fractionné en clans : les Gunners d’Arsenal, les copains de Zizou (Dugarry, Boghossian, Makélélé), les « anciens » (Djorkaeff, Desailly, Lebœuf), les débutants… La semaine du 24 au 31 mai passée à Séoul accentue les dissensions collectives. Le hall de l’hôtel Sheraton ouvert aux quatre vents restera toujours bondé de supporters à l’affût, d’agents de joueurs affairés et de représentants de sponsors particuliers. Le 26 mai à Suwon, Zidane s’est blessé face à la Corée du Sud pour une durée indéterminée qui laisse craindre le pire. Mais les Bleus se persuadent que même diminués, ils finissent par s’en sortir (3-2). Et puis la joyeuse bande des supporters drivés par Francis Lalanne est arrivée en Corée ! Sauf que… les entraînements sans ZZ sont alarmants, comme le rapporte Karim Nedjari dans L’Histoire secrète des Bleus 1993-2002 (Flammarion) : « Micoud et Christanval semblent hors du coup, Boghossian se traîne… Qui en meneur de jeu ? Djorkaeff est coupable de ralentir le jeu, Micoud est catastrophique, et Dugarry peu habitué au poste… Desailly pense, lui, que le 4-2-3-1 des Bleus ne surprend plus personne, et Thierry Henry, qui refuse tout contact avec les médias, a de nouveau fait savoir à Lemerre que sa position dans le couloir gauche ne lui convient toujours pas. Mais Lemerre reste arc-bouté à son schéma en 4-2-3-1. » Contre le Sénégal, zappant Micoud, Lemerre positionnera Djorkaeff en 10. Un poste qu’il n’a plus occupé depuis 1996…

Revivez le fiasco de l’équipe de France lors de la Coupe du monde 2002 :

Partie 1 : Comment les Bleus ont foiré la période 2000-2002 Partie 3 : Pourquoi la publicité et les contrats ont fait perdre la boule aux Bleus Partie 4 : La défaite contre le Sénégal et une phase de poules catastrophique Partie 5 : Un crash final en mondovision
Dans cet article :
Pour Alexandre Lacazette, la retraite internationale d’Antoine Griezmann « cache quelque chose »
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Par Chérif Ghemmour

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