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De la vulgarité de la mythologie footballistique

Par Markus Kaufmann
6 minutes
De la vulgarité de la mythologie footballistique

Mardi dernier, le quart de finale aller de Ligue des champions opposant le FC Barcelone à l’Atlético de Madrid avait tout pour offrir un match de football d’une rare qualité. Mais la matrice a semblé paniquer et a créé l’épisode de l’expulsion de Fernando Torres. Se réduisant à l’éternel combat du Bien contre le Mal, l’attaque contre la défense, le jeu si prometteur est redevenu une opposition sans nuance. Une fois de plus, le football s’est tiré une balle dans le pied.

Le soir d’une autre « situation étrange » , dans le vestiaire du Vélodrome, Marcelo Bielsa avait ainsi harangué ses joueurs : « C’est très difficile d’accepter l’injustice, les garçons. Mais écoutez bien ce que je vais vous dire. Si vous jouez comme vous avez joué aujourd’hui, d’ici à la fin du championnat, vous aurez la récompense que vous méritez. Rien ne pourra vous calmer maintenant, parce que vous vous êtes tués pour ce match et vous n’avez pas obtenu ce que vous méritiez. Acceptez l’injustice, parce que tout finit par s’équilibrer. Même si cela vous semble impossible, ne réclamez rien. Avalez le venin, cela vous rendra plus forts. Je vous félicite tous. »

Je suis en train d’essayer de réfléchir le plus possible pour ne pas dire ce que j’ai envie de dire.

Comme Bielsa il y a un an, Diego Simeone a dû certainement se creuser la tête pour réussir à expliquer à ses joueurs le destin de ce quart de finale aller mardi dernier : difficile d’expliquer à chaud un tel sort, au regard du potentiel collectif de ses joueurs et de l’erreur individuelle de Torres. En conférence de presse, Simeone a même avalé le venin : « Je suis en train d’essayer de réfléchir le plus possible pour ne pas dire ce que j’ai envie de dire. »

Sur Torres ? Sur l’arbitre ? Sur Busquets ou Suárez ? Peu importe, finalement : une fois dans le silence du vestiaire, après maintes réflexions et hésitations, le Cholo s’est certainement retrouvé enfermé par le manque de temps et l’énigme capricieuse du destin du jeu, pour finir sur un probable « les garçons, c’est le football » . Un destin parfois cruel pour les uns et bienveillant pour les autres, mais souvent négatif pour le jeu. Mardi dernier, le football – personnifié par les passions impulsives de Torres, Busquets et Dr Brych – a une fois de plus joué comme s’il ne voulait pas avancer. Ce duel aurait pu devenir le match de l’année. Mais le jeu et ses mécanismes se sont rattachés à ce qu’ils connaissent déjà, ce qui a fait ce qu’il est devenu, ce qu’il pense peut-être être devenu pour toujours, à savoir un jeu fou, passionnel, aussi créateur que destructeur, expert de la mise en scène du Bien contre le Mal. Une pauvre dichotomie.

Action et réaction

À la 35e minute, alors que Fernando Torres s’élance pour une énième séance intensive de pressing entre les pieds de Piqué, Busquets et Mascherano, l’Atlético mène 1-0 au Camp Nou. Torres a marqué le précieux but sur une action aux formes voluptueuses imaginée par Koke.

L’Atlético est la meilleure défense du monde, mais pas que. Le Barça en est la meilleure attaque, et beaucoup plus.

Le match, à ce moment-là, a encore du relief. Il est fait de douces pentes et d’accélérations vibrantes, de sorties de balle intelligentes de l’Atlético et d’offensives fulgurantes du Barça. Le spectacle est alors surtout fait de nuances, et le duel est intéressant parce qu’il est complexe. L’Atlético est la meilleure défense du monde, mais pas que. Le Barça en est la meilleure attaque, et beaucoup plus. Les deux formations regroupent d’ailleurs elles-mêmes ce tissu footballistique si dense. Derrière le trio de ses superstars sud-américaines, le Barça affiche aussi fièrement ses mauvais garçons – Busquets, Masche, Alba et Alves.

Côté madrilène, Koke défend comme Mascherano et attaque comme Iniesta. Godín mêle science cérébrale et grinta transpirante. Torres joue comme un jeune dans le corps d’un vieux. Griezmann est tout petit et pourtant immense. Lucas Hernandez déballe le verbe de Kevin Garnett, alors qu’il est titulaire pour la première fois en Ligue des champions. Et la rencontre est rythmée et profondément captivante : le schéma du Cholo tente alors de prendre le meilleur sur celui de Luis Enrique, et Griezmann frôle même le 0-2 sur une passe de Torres, mais le Barça s’est déjà créé plusieurs occasions, et chaque accélération d’Iniesta laisse l’Europe bouche bée. Seulement, l’extraordinaire ne tient pas longtemps. À la 35e minute, le scénario du match – ce coupable anonyme – panique et commet l’irréparable. Torres est expulsé. Alors qu’il était jusque-là créateur d’actions, ce scénario n’agira ensuite que par réaction, enfermant ainsi son intrigue dans la pauvreté de ses réflexes.

Vulgarisation et passion

Il faut dire que cette mythologie du Bien contre le Mal est une recette à succès, et ce, depuis toujours. Parce que les règles, d’abord : un arbitre aux attributions toutes-puissantes et au jugement tout-humain. Parce que la vulgarisation du jeu, ensuite. Les « virtuoses » offensifs du Real Madrid de l’après-guerre ont été arrêtés par les « diables » défensifs de l’Inter des années 1960.

Le football en France a eu besoin des poteaux carrés de 1976 et de Séville 1982 pour devenir le football des Français.

Les gentils Hollandais ont ensuite repoussé les méchants Italiens, avant de se faire à leur tour écarter par les méchants Allemands. Et ainsi de suite. Parfois, et même certainement souvent, cette mythologie footballistique a permis la vulgarisation du jeu et donc sa démocratisation, permettant identification et passion. Le football en France a eu besoin des poteaux carrés de 1976 et de Séville 1982 pour devenir le football des Français.

La compréhension extensive du jeu, si complexe, a besoin d’un cadre et d’une grille de lecture pour toucher le plus grand nombre. Avec le temps, il serait sage d’espérer que cette grille s’étoffe, se sophistique, se cultive. C’est le sens de l’histoire. Mais ce type d’épisodes – celui de la 35e minute – semble essayer de nous démontrer le contraire, même à ce niveau de sophistication du jeu. Mardi dernier, le football s’est laissé emporter par ses excès passionnels, symbolisés par la course de Torres, la réaction de Busquets, puis le jugement de Dr Brych. Cet Atlético si versatile a dû se résoudre à redevenir la meilleure défense du monde, ce Barça si rapide a dû se limiter à jouer sur trente mètres, et c’est bien le jeu qui a fini par perdre. Comme trop souvent.

Football et cinéma

Mais heureusement, ce football à ras de terre sait aussi se projeter dans les nuages de l’imagination. De manière basique, il a développé le réflexe de toujours savoir se projeter dans le prochain match, de relever la tête.

J’imagine déjà le Calderón prêt à exploser et à chanter durant toute la rencontre.

Diego Simeone l’a mentionné en conférence de presse avant de quitter le Camp Nou : « J’imagine déjà le Calderón prêt à exploser et à chanter durant toute la rencontre » , avant d’ajouter que « le retour sera joli si nous réussissons tous à l’interpréter » . Alors que le jeu n’en finit plus de nous dérouter, c’est ainsi que le verbe du Cholo nous guide vers l’enseignement principal de ce quart : un beau et grand match de football exige la performance coordonnée de tous ses acteurs. Joueurs, entraîneurs, arbitres et supporters. Vivement le retour.

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