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Cruyff, entraîneur total

Par Chérif Ghemmour
7 minutes
Cruyff, entraîneur total

Johan Cruijff est un homme de révolution. Attaquant génial et total, il est devenu un entraîneur génial, intransigeant et total. Le Néerlandais a posé le Barça sur le toit de l'Europe et ouvert le chemin à son fils spirituel : Pep Guardiola.

Johan était déjà entraîneur du temps où il était joueur : à l’Ajax et avec les Pays-Bas, il échangeait énormément avec son mentor Rinus Michels. Et puis sur le terrain, du geste et de la voix, il dirigeait la manœuvre selon une vision tactique déjà bien affirmée. En tant que coachs, Michels et Cruijff ont un point commun crucial : joueurs, ils étaient tous les deux des attaquants. Et ça comptera évidemment dans leur philosophie offensive jamais démentie… C’est en 1985 que Cruijff entrera officiellement dans la carrière en drivant le club de sa vie, l’Ajax Amsterdam. Cruijff installe son labo, tente et expérimente. Il fait monter en grade une jeune génération qu’il couve de toutes les attentions (Van Basten, Rijkaard, Blind, Bergkamp) et qui remportera la C2 1987 contre le Lokomotiv Leipzig (1-0, but de Van Basten).

En 1988, son autre club de cœur, un Barça en plein marasme, l’appelle à l’aide. La révolution commence ! Il bâtit l’équipe légendaire qu’on appellera bientôt la Dream Team. Il vire d’abord des stars comme Lineker, qu’il apprécie, mais qui ne rentrent pas dans son système. Il fait surtout appel en 1989-1990 à trois joueurs clefs : Ronald Koeman, Mickael Laudrup et Hristo Stoichkov, soit un crack par ligne. Cruijff abandonne le 4-4-2 qui prévalait avant lui et installe un 4-3-3 audacieux qui exacerbe les critiques du foot espagnol… Le vrai coup de génie du maître hollandais, c’est un jeune joueur de 19 ans qu’il place dès 1990 devant sa défense : un certain Pep Guardiola… Avec Laudrup, Pep est l’autre clef de voûte du système : avec sa vista, sa relance laser et sa lecture hors air du jeu, Pep est le deuxième organisateur du jeu partant des lignes arrières quand Laudrup est le leader d’attaque. Meneur reculé, Pep est face au jeu, il a l’espace devant lui. Ceux qui douteraient de l’influence tactique énorme de Cruijff sur le futur coach de la Dream Team II apprendront que le Maître ordonnera à Koeman d’être le tuteur et compagnon de chambre du jeune Guardiola pour qu’il lui enseigne, tel un prof, tous les rudiments du « style hollandais » : jeu offensif, transmission-circulation, vitesse-mouvement, occupation de l’espace, utilisation de la largeur et profondeur ! Pep était un élève très assidu, jamais à cours de questions… C’est l’autre côté admirable de la pédagogie de Cruijff : le sens de la transmission propre à générer des futurs grands coachs (Guardiola, Rijkaard, Van Basten ou Laudrup actuellement).

Orange fluo et 3-4-3

La révolution en marche triomphe : le Barça remporte quatre fois d’affilée la Liga (1991, 1992, 1993, 1994 : un premier record pour le club), la C2 en 1989, la Coupe du Roi en 1990 et trois Supercoupes d’Espagne ! Surtout, les Baugranas décrochent enfin leur Graal : une première victoire en Ligue des champions le 20 mai 1992 à Wembley, contre la Sampdoria (1-0 a.p), sur un coup franc atomique de Koeman devenu légendaire. Ce soir-là, le Barça jouait en orange flashy, à la fois par superstition et par rapport à la culture catalane du club. Une inspiration géniale de Cruijff, là-aussi : « Quand je suis arrivé en 1988, la mentalité catalane était encore très marquée par les années de franquisme. Il fallait être discret et travailleur, ne pas se démarquer. (…) Il faut comprendre que la couleur à la mode, à cette période, était le bleu marine. Une couleur pour qu’on ne vous distingue pas des autres, pour surtout ne pas être vu. Moi, j’ai voulu faire exactement l’inverse : un deuxième maillot orange ou jaune fluo. On va sortir de l’obscurité se distinguer et assumer ! Nous avons changé les mentalités. Et pas seulement celle du Barça, mais celle de toute la Catalogne. » L’attachement à l’identité régionale du club, c’est aussi la Masia inaugurée en 1979, mais qu’il réactive à son arrivée au Barça. C’est aussi le même style de jeu et le même système ajacide en 4-3-3 qu’il fait pratiquer, des équipes de jeunes à l’équipe A : football total et projet global…

Tactiquement, les préceptes de Cruijff commencent à imprégner le foot espagnol. Des trucs simples. Règle n°1 : « Le principe du football est de marquer au moins un but de plus que l’adversaire, peu importe le nombre de buts encaissés. Règle n°2 : « Le ballon doit courir le plus possible, pas les joueurs. » Pour une circulation plus rapide du ballon à une touche de balle (qui repose sur une technique individuelle élevée), Cruijff fait toujours arroser la pelouse du Nou Camp avant chaque match des Blaugrana… En Espagne, plus personne ne rigole quand Cruijff déclare : « Je fais l’équipe pour qu’elle gagne 3-0. La perfection n’existe pas. Mais mon boulot consiste à m’en rapprocher le plus possible. » Cruijff adoptera un plus novateur en initiant un 3-4-3 quasi inédit qui s’articule sur un axe à quatre (Koeman, Guardiola, Bakero, Laudrup). Ronald Koeman résumera parfaitement cette philosophie tactique avec acuité : « La façon dont nous jouions sous Johan Cruijff état révolutionnaire. À mes yeux, ce style de jeu était parfois un peu trop offensif, un peu trop tourné vers l’attaque. Mais c’était tout Cruijff ! Notre jeu était plein de risques. Moi-même, je n’étais même pas un vrai défenseur, puisque je devais avancer au milieu avec le ballon toutes les fois que je le pouvais… Ça donnait des matchs fantastiques à regarder, mais on se faisait punir, parfois : il faut dire qu’on laissait des grands espaces derrière en défense… Mais Cruijff disait toujours qu’on gagnerait quand même la majorité de nos matchs. Et il avait raison ! » Pour illustrer le génie et les limites de cette philosophie, beaucoup de spécialistes citeront le fameux match de premier tour retour de C1, Barça – Dynamo Kiev (4-1 en septembre 1993, après un 1-3 à l’aller). Un match fabuleux, incroyable de fluidité, de combinaisons démentielles, de remontées de balle en trois passes, de dribbles ensorceleurs et surtout de densité catalane inouïe dans les 20 derniers mètres du Dynamo (jusqu’à huit joueurs !). Seul bémol typique des prises de risques insensées : le but de Rebrov, lancé sur un de ces contres assassins habituels que subissait le Barça. Koeman, en retard, s’était fait prendre dans le dos par l’attaquant ukrainien. Le score de 2-1 éliminait le Barça… Mais deux autres buts magnifiques sauveront les Blaugrana.

La claque milanaise

Symboliquement, la Dream Team prendra fin en mai 1994, en finale de C1 contre le Milan AC de Capello : un 0-4 bien carabiné resté dans les mémoires. Outre la grande qualité de ce Milan déjà champion d’Italie et que Cruijff avait sous-estimé en le chambrant un peu (erreur fatale qui mobilisera à fond les Rossoneri), le Barça a surtout payé une fin de cycle, malgré la venue de Romário en 1993. Bakero avouera sans honte que ce Barça rassasié n’avait plus de gaz, après 5 saisons fabuleuses à tout gagner ou presque. Le titre de champion d’Espagne décroché trois soirs plus tôt, avant cette finale de C1, fut aussi fêté « jusqu’à plus soif » … Enfin, soumis au casse-tête d’aligner trois joueurs étrangers maximum, Cruijff a sans doute commis l’erreur de choisir Koeman, Stoichkov et Romário, alors que de l’avis de beaucoup, c’était plutôt Laudrup, technicien hors pair sachant mettre le pied sur le ballon face à la machine milanaise, qu’il aurait fallu aligner… Au printemps 1994, Cruijff sera pressenti pour coacher les Oranje au Mondial US : le rêve de toute une nation enfin exaucé ! Mais la fédé hollandaise, effrayée par le charisme intransigeant de Johan 1er, lui préfèrera le banal Dick Advocaat… Avec Franz Beckenbauer (champion du monde 1990), Johan Cruijff est à ce jour le seul des plus grands joueurs de l’histoire du foot à avoir réussi une carrière de grand entraîneur doublé d’une aura de grand scientifique du jeu. Une dernière image : Johan Cruijff est assis en haut de la tribune VIP de Wembley où le Barça vient d’étriller MU en finale de C1 2011 (3-1). Satisfait, il contemple de haut, tel le Divin, le triomphe de son fils spirituel, Pep Guardiola…

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