Ahmed y était. Jeune et fervent Ultra, une petite vingtaine, une béquille et une jambe plâtrée, casquette rouge sur le front. Il marche avec de grandes difficultés. Il a très envie de témoigner, de tout dire. Parce qu’après coup, pour lui, tous les détails sentent le piège : le trajet vers Port-Saïd, bizarrement rallongé, les canifs et les menaces dès l’abord du stade, les débordements impunis des supporters masraouis qui ont jalonné la rencontre. Avant que tout bascule. Au coup de sifflet, c’est « comme une vague de 80m qui arrive sur nous » . Les maillots verts des fans du Masry courent droit sur l’équipe cairote et les tribunes d’Ultras. Ahmed se précipite vers la sortie. La grille est bouclée devant lui avec un cadenas et une chaîne, « par un militaire » , selon lui. De l’extérieur, on leur jette des pierres. Il doit remonter sur les gradins où la tuerie commence, alors que les lumières du stade se sont soudainement éteintes. Il aperçoit une barre de fer prête à s’abattre sur un jeune garçon, s’interpose pour prendre le coup. Interrompant son récit, Ahmed sort son portable et montre une photo de la trace large et nette qui rougit son dos. Puis reprend avidement. « Deux types ont attrapé le gamin et l’ont balancé du haut des gradins, à l’extérieur » . L’adolescent s’appelait Anas, il avait 14 ans. Il est la plus jeune victime du carnage.
Heures macabres
C’est une bousculade qui sauve Ahmed d’un coup de couteau. Sautant par-dessus une balustrade, il atterrit sur le tunnel en verre menant vers les vestiaires. Sa jambe craque, fracture. Les policiers chargés de la sécurité des joueurs l’attrapent et le tabassent. Aboutreika, fameux meneur de l’équipe d’Ahly, sort le récupérer et le sauve. Ahmed perd connaissance. Deux ou trois heures plus tard, l’armée débarque et rassemble les supporters au milieu du stade enfin évacué. Encore une heure d’attente et les ambulances finissent par entrer sur la pelouse, « avec des barbus qui nous sortent de là » . Sur le chemin de la gare, le convoi se fait insulter. Ahmed rejoindra le Caire le lendemain, après une nuit à l’hôpital. Bien qu’à l’abri des violences, retranchés dans les vestiaires, les joueurs d’Ahly ont été les témoins de cette barbarie.
Al-Sayed Hamdy est un jeune attaquant prolifique du club, international égyptien. Il a la carrure qui va avec, une veste en cuir, le regard éteint. Pendant le match, « tout laissait penser que ça ne finirait pas normalement » , dit-il. Les joueurs en avaient parlé entre eux et se préparaient à courir. Lui a pu rejoindre le vestiaire parmi les premiers. Et puis ces heures macabres, interminables, à voir arriver leurs supporters avec des blessés et des morts. « Impuissant » , c’est le mot qui revient le plus souvent. Ils ont essayé de soigner les gens, mais parfois c’était trop tard. Plusieurs sont morts dans ses bras. « On voulait sauver ceux de l’extérieur, mais c’était impossible » . Ils passent des coups de fil, préviennent, demandent de l’aide. Dans ce huis clos entassé, tous les sentiments se mêlent. La colère, la peur, la panique, la tristesse, l’incompréhension, l’impuissance. Aujourd’hui, il exige la justice. D’abord et avant tout.
Par Marion Dualé, au Caire
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