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Beto Alonso : « Mon père m’attachait le pied droit pour que je n’utilise que le gauche »

Propos recueillis par Léo Ruiz
11 minutes
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Norberto Alonso était le troisième numéro 10 du football argentin des 70s et 80s. Passé brièvement par l'OM, il attend la consécration continentale de son River, ce mercredi soir, en finale d'une Copa Sudamericana que le club n'a jamais remportée. Beto fait dans le name dropping : Zidane, Videla, Menotti, Maradona et même Marius Trésor.

Le football argentin des années 1970 et 1980 a eu trois grands numéros 10 : Ricardo Bochini (Independiente), Diego Maradona (Argentinos et Boca Juniors) et vous. Quelle relation aviez-vous ?

Une relation de concurrence. Diego est assez rapidement parti jouer à l’étranger, on se voyait en sélection. Avec El Bocha, on ne se fréquentait pas en dehors des terrains mais on était des amis du football. Les jours de match entre River et Independiente, l’enjeu principal était de savoir qui de nous deux était le meilleur. Qui les gens venaient voir : lui ou moi ? Les deux équipes avaient à peu près le même style de jeu, le ballon passait systématiquement par nos pieds. La différence était dans nos styles personnels : Bochini était plus passeur, moi j’étais plus comme Diego, buteur, gaucher, rapide.

À tel point que l’on vous surnommait le Maradona de River Plate.

J’étais l’Alonso de River Plate. Je suis, depuis le début, très aimé et très gâté par le club et ses supporters. En 1975, on remporte le titre pour la première fois depuis 18 ans. Dès lors, mon image a pris de plus en plus de valeur auprès des fans. Ce club, j’y suis depuis mes 9 ans. Et les deux fois où je l’ai quitté, lors de mes expériences à l’OM et à Vélez, je l’ai fait avec la certitude d’y revenir le plus tôt possible.

D’où vous vient ce pied gauche ravageur ?

Mon père était persuadé que les joueurs les plus doués étaient gauchers. Avant que je commence à marcher, il m’a donc attaché le pied droit pour que je ne puisse utiliser que le gauche. Plus tard, en me rendant dans les potreros, je voyais qu’effectivement, les gauchers avaient quelque chose en plus, qu’ils étaient plus habiles. J’étais aussi un très bon joueur de tête. Quand j’étais petit, mon père attachait une boule de papier au fil à linge, et avec mes frères on devait sauter pour l’atteindre avec la tête. Comme j’aimais la compétition, je m’entrainais à sauter toujours plus haut pour battre mes frères, plus grands et plus âgés que moi.

En 1978, après des semaines de débat intense, César Luis Menotti vous préfère au jeune Maradona pour la Coupe du monde à domicile.

J’ai été le dernier sélectionné du groupe. J’étais rentré de Marseille (à River Plate, ndlr) un an plus tôt pour pouvoir jouer ce Mondial, parce que les joueurs évoluant à l’étranger ne pouvaient être pris. Et j’ai réalisé un excellent championnat lors du premier semestre de 1978 (14 buts en 12 matchs, ndlr). On était un groupe de 25 joueurs en préparation et Menotti devait en écarter trois. La grande question était : Diego ou moi ? Franchement, Diego aurait très bien pu y aller à ma place, on aurait aussi pu y aller tous les deux et jouer ensemble, parce qu’à l’entraînement, on s’éclatait ensemble. Mais il m’a choisi, notamment parce qu’il y a eu des pressions de différents secteurs de la société. Mais il ne faut pas oublier que quand Luis prend la sélection en 1975, il m’appelle en premier et me choisit comme capitaine. Lors de son premier match comme sélectionneur, contre l’Uruguay, on gagne 3-2 avec deux buts de Jorge Valdano et un de moi.

À quel type de pressions faites-vous référence ?

Pression des médias, des supporters, mais aussi et surtout du gouvernement de l’époque (la dictature militaire de Jorge Videla, les pressions étaient l’œuvre de l’amiral Carlos Alberto Lacoste, chargé de l’organisation du Mondial, et supporter de River Plate, ndlr). Mais quand Menotti me met dans sa liste définitive pour le Mondial, il a dû se dire : « Comment est-ce possible qu’on me l’impose maintenant alors que c’est moi qui étais allé le chercher en 1975 ? » Le fait que je débute la Coupe du monde sur le banc est probablement lié à cette frustration qu’il a dû ressentir. C’était une injustice que je n’ai toujours pas digérée.

Vous entrez en jeu lors des deux premiers matchs, puis vous vous blessez pour le reste de la compétition.

Oui, mais pourquoi je me blesse ? Parce que je rentre froid, dans la précipitation. Lors du premier match, la Hongrie nous tient en échec, les choses tournaient mal. Je rentre à vingt minutes de la fin et je donne le but de la victoire à Bertoni d’une talonnade (à la 83e minute, ndlr). Et tout le monde sait l’importance d’un match d’ouverture dans un Mondial. Personnellement, je le comparerais carrément à la finale. Un match qui se joue avec les nerfs, qui te lance dans la compétition, qui doit donner de la tranquillité au groupe.
Au Brésil aussi, les choses ont changé dernièrement : quand tu vois que Fred était le numéro 9 titulaire…

Cet été, la Coupe du monde a fait son retour sur le sol latino-américain, chez le voisin brésilien. Ça représentait quoi, pour les Argentins ?

La proximité entre nos deux pays a rendu cette édition spéciale pour nous. Gagner au Brésil, c’était l’objectif de toutes les grandes nations de football. Je croyais les Brésiliens mieux préparés, plus solides. La force de cette Allemagne, c’est d’avoir la plupart des titulaires qui jouent dans la même équipe. En 1978, on jouait tous en Argentine, on se voyait tout le temps, on se connaissait tous : c’était plus facile pour l’entraîneur de travailler. Sabella, lui, a dû aller en chercher deux à Barcelone, un à Manchester, un à Benfica, etc. Et pour bien s’organiser derrière et au milieu, où on est plus faibles, il faut du temps, de la confiance, de la complicité. C’est ça qu’il manque à l’Argentine et qui fait que l’on ne gagne rien depuis très longtemps, même si cette année on est passés tout près.

En Argentine, tout le monde espérait une finale contre le Brésil.

Ça faisait rêver, parce que c’est notre Clásico. C’est comme un Boca-River, le match que tu veux systématiquement gagner. Mais malgré l’humiliation contre l’Allemagne en demi-finale, que cela nous plaise ou non, le Brésil a plus de titres que nous, plus d’habitants, plus de superficie, il vend plus de joueurs. Ils ont un avantage sur nous. C’est plus difficile pour nous de les battre. Il faut mettre beaucoup d’envie, d’engagement, alors qu’eux peuvent nous déstabiliser rien qu’en jouant leur jeu, tout en technique. Enfin, chez eux aussi les choses ont changé dernièrerement. Quand tu vois que Fred était le numéro 9 titulaire…

Il paraît que vous n’êtes pas fan des deux grands numéros 10 français, Platini et Zidane.

C’est vrai, ce n’est pas mon style de joueur préféré. Moi, je suis de la génération de Diego. J’ai joué avec lui, contre lui, et il est inégalable. Pour qu’un joueur me plaise vraiment, il faut qu’il soit très, très fort. Je parle d’un Maradona, d’un Pelé, d’un Cruijff. J’ai joué plusieurs fois contre Johan, dans des sélections américaines et européennes en Allemagne en 1973, et au Parc des Princes, en 1977. Le PSG recevait le Barça en amical et avait demandé à l’OM si je pouvais jouer ce match pour eux, pour m’opposer à Cruijff. Le match s’est terminé sur un match nul (1-1), avec un but de Johan. Malheureusement, je me suis blessé à la 44e minute. C’est un peu mon histoire en Europe : je n’ai jamais pu jouer trois matchs de suite pour démontrer ce que je valais.

À cette époque, l’écart entre le football argentin et le football européen n’était pas le même qu’aujourd’hui.

C’était une époque où on jouait encore pour l’amour du maillot, pour l’amour du club. Et puis, il y avait très peu de places pour aller jouer en Europe, seuls quelques-uns s’en allaient. Dans la sélection argentine championne du monde en 1978, seul Mario Kempes ne jouait pas en Argentine. Dans celle de 1986, il n’y en avait que quatre ou cinq (six en fait : Maradona, Passarella, Burruchaga, Trobbiani, Pasculli et Valdano, ndlr). Peu à peu, les règles sur les quotas d’étrangers ont changé, les Argentins se sont exportés dans le monde et notre football a été bouleversé.

L’homme qui vous fait débuter en première division à River, en 1972, est le Brésilien Didi. À cette époque, il vous surnommait le « Pelé blanc » .

C’était un match à Chaco, dans le nord de l’Argentine. Avant de se rendre sur place, Didi prévient un journaliste de Buenos Aires : « Là-bas, tu vas découvrir le Pelé blanc » . « Ah carrément ? » , lui a répondu le mec. Ce jour-là, j’ai fait un très bon match. Le maestro Didi, ce n’était pas n’importe qui. Il avait remporté deux fois la Coupe du monde avec Pelé, en 1958 et en 1962, et connaissait le football par cœur.

D’une certaine manière, vous lui avez donné raison en marquant le but que Pelé avait manqué, suite à son célèbre grand pont sur le gardien uruguayen lors du Mondial de 1970.

Oui, c’était à peu près la même action, deux ans plus tard, lors d’un River-Independiente, ici au Monumental. Un coéquipier me lance en profondeur et la défense d’Independiente jouait haut. Du coup, je me retrouve seul face à Miguel Angel Santoro, le gardien. Je laisse passer la balle entre mes jambes. Santoro est trompé et me suit. Je l’esquive, récupère le ballon de l’autre côté et le pousse au fond. Après le match, on m’a demandé si j’avais pensé à Pelé sur le coup. Mais bien sûr que non ! C’est un geste que l’on sent sur le moment. Tout se joue en une seconde. Tu n’as pas le temps de réfléchir à tout ça. Ce but et mon doublé à la Bombonera qui nous sacre champion face à Boca Juniors sont probablement les deux plus beaux souvenirs que les fans de River ont de moi, en plus de tous les autres titres remportés.
À l’OM, je me disais : « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Je ne gagnais pas plus à l’OM qu’à River.

Lequel de vos River est votre préféré : celui du doublé de 1975 (Metropolitano, Nacional), après 18 ans sans titre, ou celui du triplé de 1986 (championnat, Copa Libertadores, Intercontinentale) ?

Ce sont deux styles différents. En 1975, on est moins matures, on ne gagne pas la Libertadores. Le River de 1986 était très, très, très fort. Il pouvait gagner partout, était très compact, difficile à bouger. Il était sûr de lui. On perdait 2-0 et on savait qu’on allait quand même gagner, tu vois ? On avait des phénomènes de partout : El Cabezon (Oscar Ruggeri), El Tolo Gallego, El Negrito Henrique, Enzo Francescoli. Même nos remplaçants étaient très bons.

Comment s’est passée votre année à l’OM ?

Franchement, c’était le bordel. Ce club est toujours comme ça ou je n’ai pas eu de chance ? En une saison là-bas, j’ai eu quatre entraîneurs et trois présidents différents. Je me rappelle avoir signé un contrat de sept ans, pour un salaire très proche de celui que je touchais à River. Mais je me suis blessé quatre fois au cours de la saison, deux déchirures et deux infections, à cause du changement d’alimentation, selon le médecin du club. Malgré tout, tous les entraîneurs me mettaient titulaire et m’appréciaient. Tout avait bien commencé d’ailleurs : lors de mon premier match, on bat Bastia 4-1 au Vélodrome, les supporters me faisaient penser à ceux d’ici, la presse m’avait encensé le lendemain.

Qu’avez-vous pensé du niveau du football français à cette époque ?

Très bon. Et très proche du championnat argentin, avec du jeu au sol, des bonnes défenses. À l’OM, je jouais avec Marius Trésor, que j’ai retrouvé un an plus tard à la Coupe du monde. Il se marrait toujours parce que je ne parlais pas un mot de français et que j’avais mes habitudes argentines : faire une bise plutôt que de serrer la main pour saluer, par exemple. Le soir, je rentrais dans mon appartement avenue du Prado, je mettais la télé et j’essayais de comprendre ce que les acteurs disaient et de deviner la fin du film.

Vous décidez de rentrer en Argentine pour la Coupe du monde ?

Oui. Je me suis demandé « mais qu’est-ce que je fais là ? » Parce qu’il faut être honnête, quand on va jouer à l’étranger, c’est pour l’argent. Et je n’en gagnais pas plus à l’OM qu’à River. Le PSG m’avait fait une bonne proposition, mais la Coupe du monde approchait et pour pouvoir la disputer, il fallait que je joue chez moi. Je suis rentré et je me suis préparé psychologiquement pour ça.

Votre autre étape hors de River a lieu entre 1981 et 1983, à Vélez Sársfield. Pourquoi ?

À River, j’ai eu une embrouille avec Alfredo Di Stéfano, le coach d’alors. J’ai dit que tant qu’il entraînerait, je ne jouerais pas ici. Et j’ai signé à Vélez. Avec Alfredo, on s’est expliqués plus tard. Son décès m’a affecté. Je l’avais appelé peu avant, après la perte de sa fille, pour lui transmettre mes pensées. Quand j’ai quitté River en 1981, il y avait beaucoup de supporters d’Alonso au stade, plus que de River. Une bonne partie de ces gens allaient donc voir les matchs de Vélez à Liniers (le quartier du club au sud-est de Buenos Aires, ndlr), pour continuer à me voir jouer. J’ai d’ailleurs marqué contre River. Le but le plus triste de ma vie. En rentrant chez moi, je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer.

Qu’est-ce qu’il vous reste à vivre dans le football ?

Je veux que River regagne des titres, comme il l’a fait en juin, qu’il retrouve sa place en haut du football argentin, sud-américain et mondial. D’ici la fin de ma vie, je veux revoir River champion du monde.
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