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Pelé, un roi trÚs politique

Dâabord outil de propagande dâune dictature quâil nâa jamais dĂ©noncĂ©e, PelĂ© est ensuite devenu une vĂ©ritable figure politique brĂ©silienne, devenant mĂȘme ministre avec une loi Ă son nom. Disparu ce jeudi Ă 82 ans, il laissera une marque indĂ©lĂ©bile.
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On peut ĂȘtre roi et sâĂ©panouir dans une dĂ©mocratie. Et mĂȘme dans une dictature, figurez-vous. Le destin de PelĂ© le prouve. Car il nây a pas que sur les pelouses quâEdson Arantes do Nascimento a marquĂ© lâhistoire de son pays. En dehors de ses trois Coupes du monde, de ses gestes, et de son aura, le roi PelĂ© lĂšgue derriĂšre lui une loi Ă son nom, mais aussi beaucoup de critiques Ă son Ă©gard. Incisif balle au pied, le gamin de Santos lâĂ©tait beaucoup moins envers la dictature brĂ©silienne qui martyrisait son pays quand lui sâoccupait des dĂ©fenses. De lĂ Ă considĂ©rer PelĂ© comme un bonnet qui ne pipait rien Ă ce qui lâentourait ? Ăvidemment que non.
Lâinstrument de la junte militaire
Le premier volet politique de la vie de la lĂ©gende de la Seleção nâest pas le plus glorieux. Petit rappel du contexte : en 1964, la fragile rĂ©publique du BrĂ©sil est renversĂ©e par un coup dâĂtat instaurant une dictature de droite. La junte militaire sâinstalle au pouvoir pour 21 ans. Quitte Ă brutaliser la population. Un classique des annĂ©es 1960 en AmĂ©rique du Sud â coucou lâoncle Sam -, dans un contexte de guerre froide. DĂ©jĂ double champion du monde, PelĂ© se dirige vers un quatriĂšme sacre national avec Santos, aprĂšs avoir remportĂ© deux Libertadores. Tout va bien pour le joueur Ă lâorigine dâun sentiment nouveau chez les BrĂ©siliens : la fiertĂ© nationale, venue chasser le vieux complexe dâinfĂ©rioritĂ© carioca grĂące au football. ProblĂšme : lâicĂŽne nationale ne sâĂ©meut pas de ce coup dâĂtat, ni des exactions de la junte. Jamais.
Des annĂ©es plus tard, dans un documentaire Netflix, le roi finira par justifier son silence : «âJe ne crois pas que jâaurais pu agir diffĂ©remment, je ne suis pas un surhomme ou un faiseur de miracles. JâĂ©tais une personne normale Ă qui Dieu avait permis de jouer au foot. Mais je suis absolument certain que jâai fait bien plus pour le BrĂ©sil avec mon football que bien des hommes politiques payĂ©s pour le faire.â» Peut-ĂȘtre. Il nâempĂȘche que son silence intrigue, dĂ©range. PelĂ© serait-il de mĂšche avec la junte ? Rien ne lâa jamais prouvĂ©, ni dĂ©menti. MĂȘme si câest le pouvoir en place qui en avait fait un emblĂšme national. DĂ©clarĂ© «âtrĂ©sor national non exportableâ» en 1961, le joueur ne pouvait dĂšs lors plus jouer en Europe. MĂȘme sâil a plusieurs fois niĂ© le rĂŽle de la dictature dans ses choix de carriĂšre, notamment lors dâune interview au Mirror en 2015 : «âJâai eu beaucoup dâoffres pour jouer Ă lâAC Milan, au Real Madrid ou Ă Manchester United⊠Mais Santos jouait bien, je jouais bien, je ne voulais pas partir.â»
Pourtant, sans la pression de la junte, PelĂ© ne compterait que deux Coupes du monde. En 1970, la star ne voulait pas se rendre au Mondial mexicain, marquĂ© par la violence des coups subis quatre ans plus tĂŽt en Angleterre, et pas sĂ©duit par le sĂ©lectionneur JoĂŁo Saldanha. En vĂ©ritĂ©, il fauda attendre sa retraite en 1974 pour que PelĂ© puisse signer dans un club Ă©tranger, le New York Cosmos en lâoccurrence, malgrĂ© lâintĂ©rĂȘt de plusieurs Ă©curies europĂ©ennes, dont la Juventus. Le prĂ©sident dâalors tente le tout pour le tout et demande au roi de rester une saison de plus au pays «âpour le bien du peupleâ», en vain. Le secrĂ©taire dâĂtat amĂ©ricain Henry Kissinger appelle lui-mĂȘme le chef de la junte pour le convaincre de laisser filer la perle, qui sort de sa retraite Ă 35 ans, pour aller Ă©ponger ses dettes. La premiĂšre pierre dâune vie de plus en plus politique.
Ambassadeur de lâONU et ministre des Sports
Balle au pied, PelĂ© avait un tel impact politique quâil aurait mĂȘme arrĂȘtĂ© au moins deux guerres, selon la lĂ©gende. En 1967, un match de Santos Ă Libreville aurait ainsi provoquĂ© un cessez-le-feu, tout comme en 1969 au Nigeria. Preuve de lâimportance politique, voulue ou non, du roi, quoi quâil fasse. Mais aprĂšs avoir raccrochĂ© les crampons, PelĂ© sâest volontairement muĂ© en acteur politique. Le BrĂ©silien, dĂ©signĂ© citoyen du monde en 1977 par lâONU, en est devenu ambassadeur, ainsi que de lâUNICEF et de lâUNESCO. O Rei a alors multipliĂ© les missions humanitaires pour la protection des enfants et la lutte contre la drogue. Surtout, le 1er janvier 1995, aprĂšs plusieurs refus, il est devenu ministre des Sports du BrĂ©sil pour quatre ans, sous la prĂ©sidence de Fernando Henrique Cardoso.
Câest donc dans un gouvernement de droite que PelĂ©, premier homme noir Ă devenir ministre au BrĂ©sil, dĂ©barque sans Ă©tiquette politique. Sâil a cette fois acceptĂ©, câest parce que le ministĂšre des Sports a Ă©tĂ© dĂ©tachĂ© de celui de lâĂ©ducation : le nouveau ministre va donc avoir les mains libres pour mener ses projets, dâautant que toute la classe politique se rĂ©jouit de son arrivĂ©e. Le monde du football, un peu moins. Et pour cause : O Rei entend rĂ©former en profondeur le futebol archaĂŻque et corrompu de son pays, notamment en calquant le modĂšle anglais. «âDâabord, je voulais que les clubs se constituent en sociĂ©tĂ©s, gĂ©rĂ©es avec transparence et dans le respect de lâĂ©thique. Ensuite, je voulais rendre les joueurs brĂ©siliens maĂźtres de leurs carriĂšres, de maniĂšre, par exemple, Ă ce quâen fin de contrat, leur club ne puisse conserver aucun droit sur euxâ», racontait-il en 2006 dans son autobiographie. Mais en demandant aux clubs de tenir des comptes transparents, il sâattire les foudres de son ennemi dâalors, Ricardo Teixeira, accessoirement gendre du tout puissant JoĂŁo Havelange, prĂ©sident de la FIFA jusque 1998.
«âĂ peine Ă©voquai-je la nĂ©cessitĂ© pour les clubs de publier des bilans annuels auditĂ©s que tous les prĂ©sidents se liguĂšrent tous contre moiâ», soufflait PelĂ© en 2006. «âLe manque de transparence leur Ă©tait bien utile pour faire disparaĂźtre dans des comptes bancaires offshore les millions de dollars tirĂ©s de la vente des joueurs. Le lobby du football devint mon principal antagoniste. Les gros dirigeants avaient beaucoup dâargent et beaucoup dâinfluence dans le monde politique.â» AprĂšs des annĂ©es de lutte parlementaire, le roi PelĂ© se rĂ©signe Ă vider son texte de quasiment toute sa substance. En 1998, la loi qui porte son nom se contente dâadapter lâarrĂȘt Bosman au BrĂ©sil, pour libĂ©rer les joueurs, en faisant rentrer leur contrat dans le cadre du rĂ©gime gĂ©nĂ©ral du travail. Un changement de taille pour les clubs brĂ©siliens, qui nâont dĂšs lors plus la main sur leurs prodiges. Lâun des premiers Ă en profiter ne sera autre que Ronaldinho, pour filer au PSG. Un texte critiquĂ© aujourdâhui, responsable aux yeux de beaucoup de la fuite des talents auriverdes vers lâEurope. Dâailleurs PelĂ© himself Ă©mettait des regrets en 2014 : «âLa situation de certains joueurs nâest pas bonne. Câest une mauvaise chose, le club nâest plus maĂźtre du joueur, dĂ©sormais câest lâagent qui contrĂŽle tout.â»
LassĂ© par ces querelles, PelĂ© se retire de la politique Ă lâissue du mandat de FHC, le 1er janvier 1999. O Rei prend ses distances, mais garde un Ćil avisĂ© sur le monde qui lâentoure. LâannĂ©e Ă©coulĂ©e en tĂ©moigne. Souvent via un post Twitter, PelĂ© prend la parole quand cela sâimpose. Par exemple lorsque VinĂcius est victime de racisme, en septembre 2022 : «âNous allons continuer Ă combattre le racisme Ă notre façon : en luttant pour notre droit dâĂȘtre heureux.â» Ou lorsque Sa MajestĂ© Elizabeth II casse sa pipe : «âJe suis un grand admirateur de la reine Elizabeth II depuis la premiĂšre fois que je lâai vue en personne, en 1968, lorsquâelle est venue au BrĂ©sil pour tĂ©moigner de notre amour pour le football et a expĂ©rimentĂ© la magie dâun MaracanĂŁ bondĂ©. Ses actes ont marquĂ© des gĂ©nĂ©rations. Cet hĂ©ritage durera pour toujours.â» O Rei avait aussi appelĂ© Ă la fin de la guerre en Ukraine : «âJâai vĂ©cu huit dĂ©cennies, lors desquelles jâai vu des guerres et des discours de haine de dirigeants au nom de la sĂ©curitĂ© de leur peuple. Nous ne pouvons plus revenir Ă cette Ă©poque, il faut Ă©voluer.â» Ăvoluer, mais sans le roi pour nous guider.
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Par Adrien Hémard-Dohain