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Bleus, le droit Ă la nuance

Quatre jours aprĂšs la dĂ©faite de lâĂ©quipe de France en finale de la Coupe du monde face Ă lâArgentine et alors que Didier Deschamps, en place depuis juillet 2012, nâa toujours pas annoncĂ© officiellement sâil voulait repartir ou non pour un Ă©niĂšme tour, une question mĂ©rite dâĂȘtre posĂ©e : dans le jeu, les Bleus ont-ils vraiment rĂ©ussi leur Mondial ?
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Assis sur les hauteurs dâun hĂŽtel parisien au dĂ©but du mois de mai dernier, quelques heures avant la finale de Coupe de France entre lâOGC Nice et le FC Nantes, Didier Deschamps nâesquive rien. Le rendez-vous a Ă©tĂ© calĂ© de longue date avec un objectif simple : dresser Ă ses cĂŽtĂ©s, et non loin de son staff, un grand bilan de ses dix ans passĂ©s dans le fauteuil le plus convoitĂ© et le plus brĂ»lant du pays. Tout y passe : les dĂ©buts, sa potentielle frustration de ne plus poser de coupelles tous les matins, les leviers de son management, lâĂ©chec face Ă la Suisse subi moins dâun an plus tĂŽt, le succĂšs de 2018⊠Sa vision du jeu est Ă©galement au centre de cet entretien. Deschamps la livre par morceaux. PremiĂšre question : comment monter un projet de jeu cohĂ©rent avec des joueurs qui Ă©voluent toute lâannĂ©e sous les ordres dâentraĂźneurs ayant tous des sensibilitĂ©s diffĂ©rentes ? Pas simple, mais «âmon travail nâest pas dâaller Ă lâencontre de ce quâils connaissent en club, rĂ©pond le sĂ©lectionneur tricolore, Ă So Foot. Il y a deux alternatives pour un sĂ©lectionneur. Soit opter pour un moule fixe dans lequel je cherche Ă faire entrer mes joueurs coĂ»te que coĂ»te, soit sâadapter aux qualitĂ©s de chacun. Je suis de la deuxiĂšme Ă©cole. Mon objectif est que chaque joueur Ă©volue dans sa zone prĂ©fĂ©rentielle, dans la position oĂč il est le plus Ă lâaise. (âŠ) Je ne me suis jamais dit que ce serait dans tel systĂšme et pas autrement.â» Dans la foulĂ©e, Didier Deschamps concĂšde une gestion à «âla forme du momentâ» et lĂąche, un peu plus tard, aprĂšs une question posĂ©e sur la rĂ©ussite dâune Italie victorieuse de lâEuro aprĂšs des mois et des mois passĂ©s Ă rĂ©pĂ©ter les mĂȘmes circuits dans un mĂȘme systĂšme, ceci : «âLe succĂšs Ă lâEuro a donnĂ© raison Ă Roberto Mancini, mais avec la non-qualification au Mondial, est-ce que ça lui donne toujours raison ? Moi, jâai choisi de prendre une autre direction. Ils ont eu raison en 2021, on a eu raison en 2018, et Ă la fin, câest le rĂ©sultat qui tranche.â» Une vieille histoire : celle du rĂ©sultat roi. Cela semble pourtant parfois un peu trop simple.
Le «âbien jouerâ»
Deschamps le rĂ©pĂšte depuis la nuit des temps. Ă ses yeux, le rĂ©sultat est le seul juge de paix. On peut, de lâextĂ©rieur, raisonnablement voir la chose comme un piĂšge : en abordant la chose ainsi, le sĂ©lectionneur des Bleus, en poste depuis juillet 2012, se retrouve emprisonnĂ© par la victoire. En rĂ©sumĂ© : si lâĂ©quipe de France gagne, il a raison, et si elle perd, il a tort. Humblement, et lâhistoire lâa dĂ©jĂ prouvĂ©, il est tout de mĂȘme possible dâaffirmer que le foot est un poil plus complexe, que le rĂ©sultat ne fait pas tout, quâil peut tromper sur le contenu dâun match, et cette Coupe du monde 2022 est sans doute lâun des meilleurs objets pour dĂ©battre de la chose. Quatre jours aprĂšs la dĂ©faite de lâĂ©quipe de France en finale face Ă lâArgentine, alors que lâon discute encore beaucoup des Ă©motions ressenties â elles ont Ă©tĂ© exceptionnellement hautes â et dâun scĂ©nario cruel, il est tout de mĂȘme probablement lâheure de prendre du recul sur ce que ce groupe a su proposer, ou non, au cours du mois Ă©coulĂ©. Tout dâabord, un point ne bouge pas dâune compĂ©tition Ă lâautre : offensivement, les Bleus ont de nouveau su maximiser leurs temps forts au Qatar, et ce, grĂące notamment Ă un Kylian MbappĂ© dont les Ă©paules solides ont portĂ© 90% du projet offensif. Au cours du voyage, Adrien Rabiot lâa vite assumĂ© ainsi : «âOn charbonne et on attend que Kylian fasse le boulot devant.â» Comme Didier Deschamps le dit souvent, et il a raison, il nâexiste pas une voie unique pour arriver au succĂšs. En 2022, lâĂ©quipe de France, qui a dĂ» affronter un paquet de pĂ©pins Ă lâheure de filer dĂ©fendre son titre de championne du monde, avait choisi une route simple, ce qui a nĂ©anmoins conduit au bridage de plusieurs pions. Dans cette Coupe du monde, Antoine Griezmann et Ousmane DembĂ©lĂ©, deux crĂ©atifs, ont, par exemple, passĂ© plus de temps Ă assurer la sĂ©curitĂ© de la maison quâĂ la dĂ©corer.
«âEt alors ?â», pourrait rĂ©pondre Deschamps, puisque les Bleus ont Ă©tĂ© jusquâen finale malgrĂ© cette formule si paradoxale et souvent trĂšs dĂ©sĂ©quilibrĂ©e (MbappĂ© a souvent Ă©tĂ© dĂ©crochĂ© des tĂąches dĂ©fensives pour lui permettre de garder 100% de son jus afin dâattaquer lâespace ouvert Ă la rĂ©cupĂ©ration du ballon, ce qui a demandĂ© des efforts colossaux Ă Adrien Rabiot et Ă Antoine Griezmann). Alors, ouvrons le dĂ©bat : au-delĂ des buts marquĂ©s (16, aucune sĂ©lection nâen a plantĂ© autant) et des palpitations cardiaques, lâĂ©quipe de France a-t-elle seulement bien jouĂ© dans cette Coupe du monde ? Il est possible, et mĂȘme si cela nâest pas audible par la grande majoritĂ© Ă la suite du parcours rĂ©ussi par les Bleus, de rĂ©pondre non. LâidĂ©e nâest pas ici de parler dâidentitĂ© de jeu â il est trĂšs difficile dâen installer une en sĂ©lection, mĂȘme si pas mal de nations rĂ©ussissent Ă le faire -, mais plutĂŽt de revenir Ă la base du «âbien jouerâ» . Bien jouer, câest bien interprĂ©ter son plan et proposer un ensemble cohĂ©rent, sans dĂ©gager lâimpression dâun jet de piĂšce en lâair trop frĂ©quent. Bien jouer, câest finalement ce quâa rĂ©ussi Ă faire lâĂ©quipe de France en 2018 en tenant son projet de jeu et en frustrant ses adversaires pour mieux les piquer. Bien jouer, câest aussi ce quâa rĂ©ussi Ă faire lâĂ©quipe de France en 2022 face au Danemark dans ce Mondial : un match complet, solide, rĂ©confortant. Cette copie contre les Danois nâaura malheureusement Ă©tĂ© quâune anomalie plus que le dĂ©but dâune sĂ©rie, car derriĂšre, les Bleus nâont jamais vraiment rĂ©ussi Ă briller durablement dans ce qui Ă©tait leur projet de base dans ce tournoi : laisser le ballon aux adversaires, se replier en bloc bas, poser des filets pour rĂ©cupĂ©rer le ballon dans des zones ciblĂ©es et appuyer sur des transitions rapides via MbappĂ©.
«âDeschamps est dans lâimparfait efficaceâ»
Il est possible de bien jouer au football sans avoir le ballon, mais cela demande de la cohĂ©rence, et tout au long du deuxiĂšme tour de ce Mondial, lâĂ©quipe de France aura rĂ©ussi lâexploit de sâen sortir sans une grande cohĂ©rence, rĂ©cupĂ©rant plus le ballon en catastrophe que grĂące Ă une animation dĂ©fensive parfaitement tenue, et Ă la puissance de ses individualitĂ©s. Dans le numĂ©ro bilan de cette Coupe du monde, qui sort jeudi dans les kiosques, Philippe Troussier lâexplique avec les mots suivants : «âDidier Deschamps nâest pas dans la mĂ©canique. Il est dans le mental. La force de son Ă©quipe de France, câest son unitĂ©. Quâelle joue contre la Belgique, le BrĂ©sil ou le Vietnam, elle ne tient pas compte du rapport de force. Elle avance Ă la dynamique, Ă lâesprit. Deschamps est dans lâhumain, pas dans le business plan. Il nâest pas dans le beau, il est dans lâefficace. Câest lâessence du coaching : il veut gagner et dĂ©cide donc en fonction de ce quâil ressent sur le moment. Il est dans lâimparfait efficace, alors que beaucoup dâautres sont dans le parfait inefficace.â» La finale contre lâArgentine nâa pas racontĂ© autre chose : Didier Deschamps sâest ratĂ© dans son approche, puis on a de nouveau vu les Bleus en difficultĂ© pour imposer un pressing bien ficelĂ© (alors que lâArgentine dĂ©teste ne pas ĂȘtre dans le confort) et laxistes entre les lignes, en partie Ă cause de certains comportements individuels (Varane a, par exemple, souvent Ă©tĂ© dans la rĂ©action plutĂŽt que dans lâanticipation). Le sĂ©lectionneur tricolore a ensuite su ĂȘtre sauvĂ© par lâĂ©nergie amenĂ©e par ses entrants (Coman, Camavinga, Thuram, Kolo Muani), plus que par un rĂ©el changement de plan.
Cela aurait pu suffire pour arracher une troisiĂšme Ă©toile, mais cela ne doit pas totalement mettre de cĂŽtĂ© le fait que lâĂ©quipe de France a Ă©tĂ© Ă©teinte pendant 80 minutes lors dâune finale de Coupe du monde, quâelle a Ă©tĂ© tenue par les sauvetages de KonatĂ© et Griezmann durant prĂšs dâune heure face au Maroc, que Harry Kane aurait pu punir ses limites dĂšs les quarts de finale et mĂȘme que la Pologne lâa secouĂ©e un temps. Faut-il pour autant tout jeter ? Non, mais il faut sortir un temps â dĂ©finitivement, si on peut, ce qui permettrait de sortir de la simple «âvĂ©ritĂ© qui est toujours dans les deux surfacesâ» â du rĂ©sultat roi. Il faut aussi reconnaĂźtre que les deux derniĂšres compĂ©titions disputĂ©es par les Bleus ont Ă©tĂ© traversĂ©es sur un fil tĂ©nu, lors desquelles les individualitĂ©s ont sorti des lapins de leur chapeau alors que ce Mondial a sacrĂ© lâArgentine dâun Lionel Scaloni qui a su adapter tout au long de la compĂ©tition ses plans de dĂ©part aux scĂ©narios ou a vu le Maroc accĂ©der au dernier carrĂ© Ă la force dâun projet collectif millimĂ©trĂ© que lâon aurait aimĂ© voir face aux Bleus avec tous ses boulons originels (Aguerd nâa pas pu prendre part Ă la bataille et SaĂŻss seulement vingt minutes). Lâaction plutĂŽt que la rĂ©action, ĂȘtre maĂźtre de son match plutĂŽt que sâadapter Ă la façon dont il tourne, câest aussi du coaching. La Coupe du monde a beau avant tout ĂȘtre la compĂ©tition des joueurs, elle demande toujours un minimum de cadre. Au moment dâĂ©voquer la suite, mĂȘme si Deschamps, qui restera lâhomme qui a su faire ressortir les gens dans la rue pour son Ă©quipe nationale et dont le bilan est dans tous les cas aussi unique quâhistorique, a la main sur son avenir, il ne faudra pas oublier que derriĂšre la finale, les imperfections ont Ă©tĂ© importantes et quâelles ne datent pas dâhier. ZinĂ©dine Zidane ferait-il mieux ? Son Real nâa pas toujours Ă©tĂ© le plus enthousiasmant, mais peut-ĂȘtre que oui, peut-ĂȘtre que non. Pour le moment, parlons surtout de cette Coupe du monde et de ce quâelle a dit, derriĂšre les chiffres, du fonds de jeu de cette Ă©quipe de France. Alors, on repart pour un tour ?
Dans cet article :
Par Maxime Brigand
L'intégralité de l'interview bilan de Didier Deschamps est à retrouver dans le SO FOOT #197.