En 1978, le Mexique se pointe à la Coupe du monde avec un maillot à l’équipementier inédit : Levi’s. C’est la seule fois dans l’histoire que la marque de San Francisco va venir pointer le bout de son jean dans le football. Récit.

EM

Ce 20 mai 2023 est un sacré anniversaire pour Levi’s et pour l’histoire de la mode en général. On fête le 150e anniversaire du dépôt de brevet du rivet en cuivre. Dit comme ça, ce n’est pas très sexy, et c’est d’ailleurs pour cela que Levi’s préfère orienter sa communication autour du « 150e anniversaire du blue-jeans », même si cette com est historiquement fausse. De fait, le 20 mai 1873, Levi Strauss, sur une idée originale du tailleur Jacob Davis, dépose un brevet qui lui donne l’exclusivité, pendant 25 ans, d’utiliser des rivets (ces petits ronds de cuivre que vous trouvez désormais sur tous les jeans) pour renforcer les poches de ses pantalons. À l’époque, aux États-Unis, le jean est un vêtement de travail, et sa qualité première est d’être résistant (aux outils, aux conditions de travail…). Avec les rivets, ses jeans sont désormais les plus résistants du marché, et c’est ainsi que Levi’s va devenir la référence en matière de jeans, la plupart des concurrents devant mettre la clé sous la porte.

Cow-boy, Pelé et Donald Trump

Au fil du siècle qui suivra cette invention, Levi’s va réussir, grâce à des petites innovations et des revirements marketing bien sentis (notamment délaisser le travailleur au cours des années 1930 au profit des cow-boys, ou encore être la première marque à lancer une ligne de jeans pour femmes) à rester le leader du marché du denim. La référence en la matière. Mais rarement, pour ne pas dire jamais, Levi’s va sortir de ses standards. La firme de San Francisco ne va tenter d’attaquer d’autres marchés que très épisodiquement… Et l’un de ces épisodes, c’est le jour où Levi’s a tenté une incursion dans le monde du sportswear, et plus précisément celui du football.

Dans les années 1970, le football – pardon, le soccer – connaît un certain essor aux États-Unis. Le championnat national, la NASL, attire des stars mondiales en fin de carrière (Pelé, Best, Cruyff, Beckenbauer, Chinaglia, Gerd Müller, pour ne citer qu’eux) et forcément, le public commence à s’intéresser à ce sport jusqu’ici relégué au second plan. On pourrait se dire que Levi’s, marque 100% américaine (même si les membres de la famille Strauss sont, à la base, des immigrés allemands), se soit dit, à ce moment-là, qu’il serait malin de surfer sur la vague en habillant les maillots de certaines franchises de NASL. Eh bien, pas du tout. C’est avec une équipe nationale que Levi’s va s’encanailler. Avec la sélection américaine ? Même pas. Avec le voisin mexicain, n’en déplaise à Donald Trump.

Cuellar, éloge de la liberté

Il faut remonter au début des années 1970 pour trouver l’origine de cette improbable collaboration. En 1970, le Mexique organise la Coupe du monde. Un Mondial mythique, celui de la demi-finale du siècle entre l’Italie et la RFA (4-3), et du troisième sacre de Pelé. Le pays tout entier s’unit derrière son équipe nationale, qui atteint pour la première fois de son histoire les quarts de finale (ce qui reste, à ce jour, son meilleur résultat dans la compétition). À cette même époque, la marque Levi’s a délocalisé certaines de ses usines de production au Mexique, et souhaite accroître ses ventes chez son voisin. Alors, en 1977, avec l’aide d’une agence de publicité, Levi’s va lancer une enquête auprès du peuple mexicain pour savoir quelle est la personnalité qui symboliserait le mieux la « Freedom image », l’image de la liberté. Les créatifs de la marque s’attendaient à ce que les votes aillent vers des cow-boys, pourquoi pas même des artistes… Mais pas du tout. La personnalité la plus plébiscitée va être… Leonardo Cuellar. À l’époque, Cuellar est un milieu de terrain de 25 ans, qui joue pour les Pumas. Il est reconnaissable parmi mille grâce à sa crinière et à sa barbe qui en font, encore aujourd’hui, l’un des apôtres du foot nostalgie.

Leonardo Cuellar, 1978.

Dans le livre Atlas Mondial de Camisetas, Cuellar est revenu sur ce plébiscite en sa faveur : « J’ai été choisi à cause de mes cheveux, de ma façon de m’habiller, de ma façon de vivre, il était clair que les fans pensaient que cela reflétait la liberté. » Cuellar est donc engagé par Levi’s pour faire des publicités pour la marque. C’est sur un shooting qu’il va alors rencontrer Henry Sroka, directeur de Levi’s pour l’Amérique latine et grand amateur de sport. Les deux se lient d’amitié, et au regard du succès des campagnes Levi’s mettant en scène Leonardo Cuellar, l’idée d’une collaboration plus ambitieuse prend forme. Le Mexique vient de décrocher son billet pour le Mondial 1978, et Levi’s se voit bien venir floquer son petit logo rouge sur les maillots de la Tri pour l’occasion. La firme approche donc la Fédération mexicaine de football, qui est déjà en discussion avec deux équipementiers, Adidas et Puma. « Levi’s a fait une bonne offre, supérieure à celle d’Adidas et de Puma, et ils ont remporté la mise, résume Cuellar. Et voilà comment une marque de jeans s’est retrouvée dans le football ».

Un sélectionneur designer

Problème : Levi’s n’a pas la moindre expérience dans le domaine du sportswear. La marque s’associe donc à l’entreprise mexicaine Rigg, qui sera chargée de fabriquer les maillots que l’équipe nationale, portera lors des matchs amicaux précédant la Coupe du monde et lors des trois matchs de poule disputés sur le sol argentin. Levi’s s’occupe du design du maillot domicile. Celui-ci sera très classique : vert avec col V blanc, et des bandes tricolores rouges, blanches et vertes sur les manches. Mais le maillot qui va marquer les esprits et rentrer dans la légende, c’est bien le maillot away, qui sera designé par… José Antonio Roca, le sélectionneur mexicain. Oui oui, exactement comme si Didier Deschamps avait dessiné le maillot away des Bleus pour le Mondial 2018… Et force est de constater que le sélectionneur a du talent, car le maillot est sublime : blanc à col rond, avec deux bandes centrales verticales, rouge et verte.

Ce maillot away est étrenné le 26 avril 1978, lors d’un amical face à l’Espagne (défaite 2-0). Un revers qui ne fait qu’annoncer les piètres performances de la sélection lors du Mondial à venir. De fait, lors du match d’ouverture, disputé à nouveau avec le maillot away, le Mexique s’incline à la surprise générale face à la Tunisie (3-1). Sonnés par ce revers, les Aztèques s’écroulent totalement face à la RFA (6-0) et sont éliminés dès la deuxième journée. La défaite 3-1 face aux Polonais lors de l’ultime match ne fait que rendre encore plus triste cette campagne argentine. Face au fiasco, Levi’s décide de ne pas prolonger le contrat qui le liait à la sélection mexicaine jusqu’en 1979. « Ils en avaient peut-être l’intention, mais cela ne s’est pas bien passé en Argentine, nous avons perdu les trois matchs, c’est pourquoi le contrat n’a pas été prolongé », explique Cuellar. Une autre marque américaine, Pony, fondée à peine huit ans plus tôt, prendra la relève en 1980. En 2010, Nike s’en inspirera aussi grandement au moment de designer le maillot away du Portugal.

Cristiano Ronaldo pendant Portugal-Espagne 2010

Considérés comme des bijoux

Ce n’est finalement que beaucoup plus tard, lorsque les maillots de foot vintage vont revenir à la mode au début des années 2000, que le maillot mexicain made in Levi’s va être exhumé par les collectionneurs. Le souci, c’est que l’époque (1978) était différente, le marketing sportif était loin d’être à son apogée, et les maillots n’étaient pratiquement pas commercialisés. « Ces maillots ont été fabriqués pour les joueurs, mais ils n’ont été vendus que dans les boutiques Levi’s, et en très petite quantité, rappelle Cuellar. Ce n’était pas l’époque du marketing sportif. Pour ceux qui les ont, c’est un objet de collection. » Cuellar, aujourd’hui âgé de 71 ans, a religieusement conservé les siens. « Je les garde dans une valise. Parfois, on me les demande pour des expositions. Tout le monde les considère comme des bijoux, et ce, malgré les résultats catastrophiques obtenus au Mondial 1978. » Et si Levi’s nous gratifiait d’une belle réédition pour fêter le 150e anniversaire de son dépôt de brevet du rivet ?

Hugo Sanchez en 1978

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