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Abderrahmane Sissako : « Un amorti poitrine reste le plus beau geste du football »
Propos recueillis par Brieux Férot
4 minutes
Une scène extraordinaire de match sans ballon en réponse à une hypothétique police islamique en Mauritanie, et un triomphe vendredi soir aux Césars pour son Timbuktu (7 Césars) : Abderrahmane Sissako est un réalisateur qui sait des choses. Notamment en football.
Quel football suivez-vous ?
Je m’intéresse vraiment à la CAN et à la Coupe du monde lorsqu’il y a de l’enjeu, à partir des huitièmes de finale. De fait, je suis moins la Mauritanie. Quand on vit en Afrique, on vient naturellement au football parce que c’est un sport qui s’accommode de différents climats. À partir de quatre rues peut se former un autre club. Il ne s’agit même pas d’aller de l’autre côté du fleuve. Je me souviens que la tension autour du football pouvait être tellement forte que pendant une année, il y avait une rue où il était interdit de passer.
Est-ce que les championnats européens y sont suivis ?
Je vis une partie de l’année en Éthiopie, et le concept des clubs anglais y est tellement fort que quand Manchester joue contre Chelsea, c’est presque la ville qui se divise. C’est impressionnant. Comment peut-on s’approprier un club qui est aussi loin de toi, culturellement différent, et où il t’est même interdit parfois de te rendre, faute de visa ? Je trouve ça fort. On se rend compte alors que c’est un vrai sport populaire. Ce qui est étrange, c’est que l’Éthiopie n’a jamais été colonisée par l’Angleterre, et que les gens ne suivent pas non plus le championnat italien. C’est donc le rapport au club qui l’emporte. Dans plusieurs pays d’Afrique, l’OM et le PSG sont populaires, mais quand ça va jusqu’au club anglais, ça veut dire qu’on a atteint un stade de passion beaucoup plus fort.
Filmer cette passion, serait-ce raconter le jeu ou ses à-côtés ?
Le jeu même. C’est un ballet, il y a beaucoup de chorégraphies. Un ballon amorti par une poitrine, ça reste pour moi le plus beau geste du football. Et quand on regarde bien les plans au ras du sol, on voit très vite une histoire s’écrire, qui se joue au millimètre près. J’aime la circulation parce qu’il y a plusieurs façons de faire circuler le ballon, mais que chaque poste est extrêmement important. En général, les équipes ont souvent le même niveau technique, la même tactique et, au cours du match, parfois la même stratégie, ce qui fait que celle en position de gagner est celle qui fait le mieux tourner le ballon. Pour autant, je trouve que la beauté du foot se trouve dans sa transversalité. Marquer un but après un redoublement de passes, comme Barcelone, c’est techniquement beau, mais marquer un but après une longue transversale, c’est esthétiquement extraordinaire. Lors d’une reprise ou d’un amorti après une longue passe, dans la tête, quand le but est conçu comme un écran, qu’il faut se retourner au millimètre près… Comme vision radicale, c’est incroyable, on ne ressent pas ça ailleurs, au tennis par exemple. C’est ça, la maîtrise du corps. Ce que je dis vaut pour le documentaire, mais je ne sais pas si ce serait transposable au cinéma. Le film sur Zidane est intéressant, car l’idée même de monter un tel projet et de filmer le football de cette manière sensorielle est très bonne. Maintenant, celui qui n’a jamais, non pas regardé, mais joué au football ne peut pas comprendre ce qui se passe sur un terrain. Ce rapport à l’expérience d’un long apprentissage méticuleux se ressent dans les commentaires : on reconnaît en général assez vite ceux qui n’ont jamais joué.
Comment filmeriez-vous un match ?
On regarde un match comme un film : il y a des plans larges, à un moment on a envie de serrer, puis, naturellement, de faire de nouveau un plan plus large pour voir où est le danger. C’est horrible ce que je vais dire, mais je suis fasciné par l’idée de pré-monter les plans d’un match. Étudier toutes les situations, les trajectoires, pour programmer le plan de caméra adapté, de telle manière que le match se monterait tout seul. Tout cela pourrait être programmé par rapport au ballon dans lequel il y aurait un petit capteur. Ce serait fascinant.
Et le réalisateur que vous rêveriez voir saisir l’essence d’un match ?
Lars von Trier, parce qu’il peut étonner et qu’il amènerait une certaine cohérence radicale. Lui pourrait inventer une narration autour du ballon, y mettre une puce et donner à la sphère une dimension philosophique. Personnellement, j’aimerais mettre en scène la présence du vestiaire, par moments, au cours du match, au moment où une civière vient chercher un joueur. J’aimerais créer un lien avec le monde extérieur, inventer autre chose, associer le vestiaire à un moment donné, ou plus généralement aller voir des gens ailleurs, dans un salon ou dans un bar…
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Propos recueillis par Brieux Férot