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À la genèse de la Super-Ligue

Par Nicolas Kssis-Martov
5 minutes
À la genèse de la Super-Ligue

La Superligue ne représente pas franchement une nouveauté. Depuis plus d’une décennie, le spectre d’une ligue fermée hante nos contrées. Certes, la crise sanitaire et l’affaissement des droits TV ont relancé, voire accéléré le processus. Ou comment un simple outil de chantage des grands clubs européens pour obtenir davantage de concessions de la part de l’UEFA s’est progressivement transformé en un vrai projet, et désormais presque une impérieuse nécessité économique pour les multinationales du ballon rond.

Depuis l’après-guerre, les grands clubs tentent de prendre une place de plus en plus importante et une autonomie grandissante, tandis que leur puissance financière s’alourdissait sur les épaules de l’UEFA. L’organisation des compétitions européennes est rapidement devenue la ligne de front de cette grande bataille sonnante et trébuchante. Certaines contraintes, par exemple géopolitiques avec le rideau de fer, freinaient les ambitions trop criardes. Toutefois, au tournant des années 1980 et 1990, avec l’envolée des droits TV, de nouvelles perspectives se sont ouvertes. En 2001, voici vingt ans, la création du G14, clairement inspiré du modèle de ces grandes messes où les pays les plus riches imposaient leur timing économique à l’ensemble de la planète, a montré la voie. Et déjà, la question d’une ligue fermée se formulait sur toutes les lèvres, à Munich ou Londres, avec en référence ce qui se passait outre-Atlantique dans le basket pro notamment. L’UEFA avait fini par leur construire une Ligue des champions sur mesure, afin d’assurer leur bonheur, une garantie de rentrées pécuniaires, et surtout de conjurer le cauchemar d’une victoire de l’Étoile rouge de Belgrade ou même du FC Porto.

G14 vs UEFA

En 2006, l’UEFA tente malgré tout de poser quelques bornes. Par exemple : autour de la question de la mise à disposition des joueurs auprès des équipes nationales, pierre angulaire du pouvoir de l’instance. Il s’agissait là d’une tentative de faire rentrer un tant soit peu dans le rang des clubs qui se sentaient désormais « un État dans l’État » pour reprendre la phraséologie de l’époque. Et l’un des vilains petits canards s’appelait alors l’Olympique lyonnais. L’OL avait porté plainte contre la FIFA, à la suite de l’indisponibilité de trois mois de son défenseur, Éric Abidal, blessé en novembre 2005, menacé en retour d’être exclu de la Ligue des champions.

Dix ans plus tard, en 2016, Michael van Praag, candidat à la succession à la tête de l’UEFA de Michel Platini, qui rêve alors d’endosser la succession de Blatter à la FIFA (la suite est connue), s’inquiète ouvertement dans les colonnes du Monde de la réforme de la Ligue des champions, qui accorde aux quatre meilleures nations (Espagne, Angleterre, Allemagne, Italie) quatre qualifiés d’office. « Je n’accepterai jamais de revenir à une Superligue réservée à quelques élus. » C’est Aleksander Čeferin qui l’emportera finalement. Pourtant, malgré tous ces jolis cadeaux successifs, le fantasme de Superligue continue de circuler dans les échanges de mails entre présidents et les réunions avec des « partenaires » ou sponsors privés. Les fameux Football Leaks le révèlent en 2018, en particulier la copie d’une firme de conseil financier, Key Capital Partners, qui la promet richement dotée, et assurant ses interlocuteurs « sportifs » que cette fois-ci le doit européen à la concurrence neutraliserait l’UEFA.

Car voilà un dernier point essentiel que tout le monde semble oublier : la construction européenne s’appuie sur un élargissement continuel du libre-échange, y compris au sein du monde sportif qui possédait pourtant en la matière des repères historiques (hérités du monde associatif, culturel et économique) peu adaptés aux dogmes de Bruxelles. La Commission européenne avait par exemple sanctionné la Fédération internationale de patinage (ISU) pour avoir menacé deux patineurs de vitesse néerlandais, qui s’étaient exhibés dans un circuit de compétitions privées, d’être exclus – possiblement à vie – des Mondiaux et des Jeux olympiques. Même le CIO avait tremblé à cette annonce.

Dernière cartouche ?

L’UEFA avait donc cette année de bonnes raisons de pousser la FIFA à procéder à une modification explicite du règlement international à ce propos, interdisant désormais aux joueurs de participer à « une compétition indépendante non officielle ». Davantage qu’une arme nucléaire, il s’agit plutôt d’une dernière cartouche. Mais il est vrai qu’elle peut s’avérer fatale. Car si la Commission européenne peut peser, comme la Cour de justice des Communautés européennes avec l’arrêt Bosman, sur le fonctionnement et le devenir du foot européen, son autorité s’arrête aux frontières de ses membres. Or, des joueurs privés de Coupe du monde, de Copa ou de CAN, des moments toujours essentiels pour leur notoriété ou leur valorisation durant le mercato, risqueraient d’y perdre beaucoup trop. Et une Superligue sans les stars internationales ne vaudraient plus en retour les milliards de droits télé promis par ses zélotes.

Pourtant, en face, il ne faut pas se le cacher, la Covid-19 a changé la donne de manière radicale, peut-être suffisamment pour conduire à une confrontation frontale pour l’instant esquivée de part et d’autre. La perspective d’une baisse tendancielle des droits télé des championnats domestiques fait trembler les gros clubs. Emmenés par Andrea Agnelli, président de la Juventus et de l’ECA, ils commencent à élaborer un véritable scénario, dont certains contours ont fuité (20 clubs, 15 permanents et 5 invités par saison).

La Juventus à Shanghai

Néanmoins, au-delà de la conjoncture, cette évolution souligne aussi des transformations profondes dans la vision du développement du football. Ces grands clubs dont nous parlons pensent et conçoivent leur nom, leur identité, leur réalité, comme une marque et donc élaborent leur « stratégie » exclusivement en matière de marché, si possible à l’échelle de la planète, les yeux, et les poches, tournés vers l’Asie ou l’Amérique. Autrement dit, ne plus rester dépendant de la seule fidélité de leur « fan base » historique locale, qui va encaisser en outre sur le Vieux Continent une probable crise éco qui réduira son pouvoir d’achat.

Cette rupture dans la perception du « produit » foot, avec une plus-value oscillant désormais quelque part entre FIFA 21 et les paris sportifs, fonde aussi l’actuelle maturation de la Superligue. Ce syndrome NBA, largement boosté par l’exemple de la Premier League et de ses énormes droits TV à l’étranger, va sûrement modifier dans les années à venir le rapport profond, la signification de ce sport dans nos sociétés, et cela permettra peut-être en retour d’effectuer le tri entre ceux qui l’aiment vraiment et pour quelles raisons. Avec finalement, qui sait, le déménagement de la Juventus à Shanghai, tout comme les Dodgers quittèrent Brooklyn pour la Californie. C’est également cela, les ligues fermées…

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Par Nicolas Kssis-Martov

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