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La dictature du ballon

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La dictature du ballon

En 1978, à l'aube de l'ouverture de la coupe du monde, l'Argentine est gouvernée depuis deux ans par une junte militaire dirigée par Videla, Massera et Agosti. Jusqu'ici, rien de très original au “pays du coup d'État intermittent” (1). Sauf que là, ce n'est plus la petite dictature sympathique de début de siècle, pas non plus du caudillismo des campagnes. C'est “l'ultime dictature”, de l'organisé, du professionnel, avec extermination, contrôle de la population, messianisme et propagande...

Ça dézingue à tout va, les jeunes, les vieux, les femmes et les enfants, tout ce qui est un peu de gauche finit dans l’océan ou dans le béton d’une autoroute.

Alors que « au son d’une marche militaire, le général Videla décorait Havelange lors de la cérémonie d’ouverture au stade Monumental de Buenos Aires, à quelques pas de là fonctionnait à plein régime l’Auschwitz argentin, le centre de torture et d’extermination de l’Ecole Mécanique de l’Armée. Et quelques kilomètres plus loin, les avions noyaient les prisonniers vivants au fond de la mer » résume Eduardo Galeano.

Le football entre ombre et lumière. Certains retiendront les exploits de Kempes, la classe de Passarella, les petits papiers blancs du Monumental et la première victoire argentine. Pour d’autres, ce mondial restera celui de la terreur, du mensonge et de la répression. En réalité, ce sont les deux faces d’une même coupe du monde, celle de la “dictature du ballon”.

Le football au service d’un régime déliquescent

L’attribution de l’organisation de la coupe du monde à l’Argentine fut décidée en 73, quelques années avant le coup d’État du 24 mars 1976 qui marque le début de l’ultime dictature. Le jour même de leur prise de pouvoir, lors de leur première réunion “officielle”, les militaires font de l’organisation du Mundial un objectif prioritaire. En effet, une coupe du monde, ça attire un peu le regard, les associations humanitaires et les emmerdeurs de pacifiques. Mais en même temps, du Mondial 1934 en Italie aux J.O de Pékin 2008, en passant par Berlin 1936, c’est aussi le moment rêvé pour organiser une bonne liturgie collective et embellir l’image du régime en la couvrant d’or.

Quand la junte militaire arrive au pouvoir, il lui reste donc un peu plus de deux ans pour se construire une image bien proprette, une image en adéquation avec l’hypocrite slogan officiel “Somos humanos y derechos” (2). Pas facile pour un régime ayant fait de la torture et de l’épuration politique ses principaux instruments de travail.

Pourtant, avec un type doué, un peu de volonté et beaucoup d’argent, on peut transformer du plomb en or. L’Argentine dégote donc son Michel Platini local, Carlos Lacoste, qui ne lésine pas sur les moyens. Bombes aux domiciles des rabat-joie qui veulent contrôler les dépenses pour la coupe du monde, construction de stades immenses à Cordoba, à Mendoza et Mar del Plata, rénovation de ceux de Velez, de River et de Rosario Central, modernisation des services de transports et de communication, installation d’une station satellite à Buenos Aires, le tout pour la modeste somme d’environ 700 millions de dollars, soit près de six fois plus que pour le mondial espagnol de 1982.

Pour faire oublier que le régime balance ses concitoyens aux requins de l’Atlantique, Lacoste fait appel aux spécialistes américains du marketing, sans pour autant renier la culture sud-américaine en envoyant champagne et prostituées aux journalistes venus couvrir l’évènement. Traditionnel mais efficace : Kissinger déclare que « ce pays est promis à un grand avenir à tous les niveaux » tandis que pour Berti Vogts, « l’Argentine est un pays où règne l’ordre. Moi je n’ai vu aucun prisonnier politique » .

Lacoste a donc fait du bon boulot : les incitations au boycott de ces salauds de Français, de la décoration des grooms de l’hôtel Meurice ayant refusé de porter les valises de l’amiral Lambruschini par François Mitterrand à la lettre d’Hidalgo au Figaro, ont carrément foiré, toutes les équipes européennes traversent l’Atlantique, et seul Ronnie Hellstrom, le brave gardien suèdois, proteste face à la Casa Rosada (3) aux côtés des mères de la place de mai au moment où l’infâme général Videla ouvre le mondial en déclarant, sans trop de gêne, « Soyez les bienvenus à cette terre de paix, de liberté et de justice qui est honorée par votre présence […] Aujourd’hui est un jour d’allégresse pour la nation Argentine, dans le cadre d’une confrontation sportive caractérisée par la noblesse et l’amitié entre les hommes et les peuples » .

Gagner à tout prix

De Uriburu et sa prise de contrôle de l’AFA dans les années 30 à Videla, la fière lignée dictatoriale argentine a toujours compris avec une grande clairvoyance l’importance du football pour contrôler et fanatiser les masses argentines. Organiser la coupe du monde à domicile était alors du pain béni pour un régime souhaitant mobiliser les masses autour de son « processus de réorganisation nationale » , mais encore fallait-il la gagner.

La victoire devient ainsi une politique d’État. Les militaires refusent la démission de Menotti et, après le passage de Noberto Alonso de River à Marseille, Videla signe un décret interdisant tout transfert vers l’étranger afin de stopper l’exode des meilleurs joueurs argentins. Les concentrations sont encadrées par l’armée et les médias ont l’interdiction absolue d’émettre la moindre critique sur le jeu de la sélection.

Les premiers matchs contre la France et la Hongrie se déroulent comme prévus, victoires 2-1 à chaque fois, mais l’équipe de Menotti se fait ensuite taper par une équipe italienne emmenée par le jeune Paolo Rossi. Tout part en couille car cette défaite oblige la sélection à jouer le second tour à Rosario, à quatre heures de Buenos Aires, et la place dans un groupe relevé en compagnie du Brésil, du Pérou et de la Pologne. Pour corser l’affaire, dans un match à l’enjeu surdimensionné, l’Argentine fait match nul 0-0 contre le Brésil, ce qui l’oblige à coller une rouste d’au moins quatre buts d’écart au Pérou pour pouvoir espérer jouer la finale.

Le 21 juin 1978 a alors lieu ce fameux Pérou – Argentine, un des matchs les plus controversés de l’histoire. Peu avant le coup d’envoi, alors que le stade de Rosario Central se consume de passion, Videla, quelques militaires et Henry Kissinger, toujours fourré dans les mauvais coups, descendent dans les vestiaires argentins pour encourager les joueurs de l’Albiceleste puis frappent à la porte des visiteurs. Pure visite de courtoisie bien entendu.

Quelques minutes plus tard sur le terrain, les Péruviens souffrent face à une équipe argentine pourtant un poil tendue. Kempes, figure de la coupe du monde, détend l’atmosphère en claquant un but dès la 21ème minute, premier d’une longue série que complèteront Tarantini, Kempes de nouveau, Luque deux fois et Houseman pour flanquer un historique 6–0 aux pauvres Péruviens.

Immédiatement, la suspicion plane sur ce résultat de cadets avant que n’éclate le scandale en 1979 suite aux déclarations du défenseur péruvien Manso, alors joueur de Velez. « Ce qui s’est passé – raconte Manso – c’est que j’ai reçu un coup de téléphone avant le match contre l’Argentine. La voix, qui avait un accent argentin et qui me traitait de manière péjorative, discriminatoire et raciste, m’a dit de transmettre à mes coéquipiers que l’on serait payés cinquante mile dollars chacun si on laissait l’Argentine se qualifier. Cela m’a fait très peur, parce qu’à l’époque j’étais un petit jeune, je me suis senti super mal » .

Et bien que Manso, tout comme Quiroga, argentin nationalisé péruvien, ou Ardiles affirment ne pas s’être vendus, le doute persiste. Ce qui est sûr, c’est que les Brésiliens ont eux aussi tenté d’encourager les Péruviens à coup de billets. Manso, le Jacques Glassmann local, et Cumpitaz parlent de 5000 dollars par personne plus des vacances à Itaparica. Un petit billet et une caipirinha sur la plage, faut avouer que ça ne pèse pas bien lourd face aux tonnes de blé “d’aide alimentaire” livrées par la commission nationale des céréales argentine à la dictature péruvienne. Les passements de jambes et les flip flap c’est bien gentil, mais les Brésiliens auraient au moins pu faire l’effort d’inclure un trav’ et un peu de coke dans le pack club med.

Quoi qu’il en soit, l’Argentine se qualifie en finale, où elle retrouve l’orange mécanique, privée de Cruyff, resté à la maison pour des « raisons personnelles » . Le pays entier est en fête, les banderoles et les drapeaux fleurissent sur tous les balcons portenos et les papelitos pleuvent dans les tribunes du Monumental.

Kempes, figure du mondial, ouvre le score, avant que Nanningia ne décide de venir gâcher la fête en égalisant à huit minutes du coup de sifflet final. Dans les prolongations, le talent et la réussite de Kempes font la différence, l’Argentine l’emporte 3-1 et est championne du monde pour la première fois de son histoire. Le général Videla remet la coupe au “grand capitaine” Daniel Passarella, image symbole d’une victoire qui est certes celle de l’équipe de Menotti mais aussi, et peut-être surtout, celle de la dictature.

La victoire de la dictature

En effet, si “l’ultime dictature” occupe une place particulière dans l’histoire putchiste argentine, c’est notamment pour la relation qu’elle entendait construire avec la société. Déployant d’un coté une répression paroxysmale pour éradiquer définitivement les bases matérielles de la contestation ouvrière et de la révolution sociale qui battait en elle, les militaires prétendaient également fonder leur régime sur une mobilisation permanente des masses argentines.

Or, historiquement, le mondial vient clore la “phase 4” de la “lutte antisubversive”, c’est à dire l’époque où les avions de la Marine décolaient cinq fois par jour pour aller balancer les “desaparecidos” au fond de la mer. Une fuite en avant dans la répression génocidaire perpetrée par le régime répondant également à l’impératif de faire un peu de ménage dans les centres de déténtion clandestins avant que des miliers d’étrangers ne débarquent pour la coupe du monde. Le grand Henry Kissinger l’avait d’ailleurs lui-même conseillé aux militaires en octobre 76 : « Si vous devez tuer, faites-le, mais vite » (4).

Bref, après avoir saigné à blanc la société pendant deux ans, la dictature avait besoin de remettre un peu d’ambiance dans le pays. Du coup, le mondial s’avère l’occasion idéale d’appliquer la bonne vieille tactique romaine des jeux du cirque et de consacrer l’union nationale et patriotique des “vingt cinq millions d’Argentins” exaltée dans l’hymne officiel du mondial.

Les jeux sans le pain, le football comme opium d’un peuple argentin tellement défoncé qu’il vit un trip de deux semaines, alors que, dans le monde réel, les militaires continuent de torturer et d’assassiner. Comme l’affirme Estella de Carlotto, présidente de l’association des grands-mères de la place de Mai, « alors que la foule criait les buts de l’Argentine, se taisaient les cris des torturés et des assassinés » .

Ainsi la magnifique victoire de Menotti et de ses héros fut-elle aussi celle, machiavélique, des militaires qui surent profiter de la coupe du monde pour consolider la dictature en convoquant l’union de la société argentine l’espace d’une compétition. Au cœur-même de l’enfer, au sein du centre de torture le plus macabre de l’époque militaire, le ESMA, prisonniers et geôliers se rassemblèrent pour fêter la victoire de la sélection.

Adolfo Perez Esquivel, Prix Nobel de la Paix et incarcéré au ESMA, confie ainsi que « dans la prison, comme les gardes voulaient eux aussi écouter le match, on entendait les commentaires de la radio à travers des hauts parleurs. C’était étrange, mais dans la clameur du but, nous nous sommes unis, les gardes et les prisonniers. Cela me donne la sensation qu’à ce moment précis, au-delà de la situation que nous vivions, prévalait le sentiment argentin » .

Certains « desaparecidos » furent même emmenés par les militaires défiler en voiture pour fêter la victoire dans les rues de Buenos Aires. Des personnes ayant perdu toute identité, toute existence dans le monde extérieur, revenaient à la vie le temps d’un match de foot, passant le visage par la fenêtre et partageant la joie des passants, tout en ressentant, comme l’évoque Graciela Daleo, une « infinie solitude, parce que je me rendis compte, en pleurant, que si je me mettais à crier que j’étais une disparue, tout le monde s’en foutrait » .

Trente ans après, le souvenir de la dictature reste une blessure à vif dans la mémoire collective argentine, tout comme ce mondial marqué par le cri retentissant de la première victoire en coupe du monde et ceux, étouffés, des “desaparecidos” morts dans le silence. Une Argentine “hecha pelota” que Carlos Ferreira dépeignait dans son poème “Mundial” :

“Cuánto bailamos en aquellos

días,

qué dulce fue el mareo del

engaño.

Cuántas ganas de ignorarlo todo,

de creer que había vuelto

el perfume de las buenas cosas.

Lo malo fue el final

indigno y torpe:

aquellos cadáveres volviendo

al lecho de los ríos,

a las comunes fosas,

meneando las cabezas,

canturreando una canción de

olvido

Y nosotros allí.

con esos bombos

con esas insensatas banderas

sudorosas,

con el mundo al revés,

hechos pelota” (5).

Par Pierre Boisson

1 – Expression utilisée par Ezequiel Sorlin, dans “Pasados Presentes, historia argentina contemporanea”.

2 – Littéralement, “nous sommes humains et droits”.

3 – Le palais présidentiel.

4 – Pour plus de renseignements sur cette sombre histoire, on peut se reporter au bouquin de Maria Seoane et Vicente Muleiro “El dictador. Historia secreta y publica de Jorge Rafael Videla”.

5 – Une traduction approximative : Combien avons-nous dansé / ces jours-ci / Comme fut doux le vertige de la / tromperie / Quelle une envie de tout ignorer, / de croire qu’était revenu / le parfum des bonnes choses / Le mauvais fut la fin / indigne et gâchée : / ces cadavres ressurgissant / dans le lit des fleuves, / dans les fosses communes, / remuant les consciences, / fredonnant la chanson de / l’oubli. / Et nous là-bas. / Avec ces tambours, / avec ces drapeaux ridicules / et plein de sueur, / avec le monde à l’envers, / “hechos pelotas” (expression que l’on devrait traduire littéralement par “fait un ballon” mais qui signifie embrouillé, confus).

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